Publié dans Le Progrès social n° 2550 du 18/02/2006
Marcher signifie qu’on puisse avoir la possibilité de mettre un pied devant l’autre. Cela paraît simple. Si le descriptif de ce mouvement locomoteur suffisait à l’expliquer, il réduirait l’humain à un robot mécanique programmable et dirigeable.
D’abord l’information neurologique avec son mécanisme situé dans un lobe du cerveau détient la commande de la progression du mouvement. Ensuite survient une autre donnée : le degré de socialisation ( apprentissage, compréhension des codes, évaluation du danger), ajouté à des éléments psychologiques : le rapport à l’autre et aux objets, les tentations suicidaires, l’agressivité, la provocation.
Le piéton synthétise toutes ces caractéristiques souvent à son insu. Il marche en ville, à la campagne, par tous les temps, il marche à une allure cadencée selon les heures du jour, la semaine ou le dimanche, il se presse, prend son temps, stationne sur le trottoir loin des arrêts de bus complices comme dans un rapport d’allégeance, d’affection, de compassion, il s’avance dangereusement sur la chaussée quand, devenu autostoppeur, sa main au signe autoritaire somme au véhicule de s’arrêter. La vie l’habite dans ces moments d’interaction et de communication jusqu’à la rencontre avec la mort, provoquée ou accidentelle. Des personnes parties le matin ne sont jamais rentrées chez elles. De la route au cimetière, les minutes passées à la réfection du lit ont été perte de temps.
Les femmes ont pour habitude de ne jamais quitter la maison sans faire le lit : c’est une transmission maternelle basée sur l’anticipation à allonger le corps blessé ou mort dans une chambre en ordre, qualité première d’une épouse ou d’une mère. La modernité a gommé le transport immédiat et le retour au lit personnel avec le passage obligé à l’hôpital. Les interventions des pompiers et du SAMU le justifiant.
Des enfants scolarisés sont blessés ou tués par des automobilistes peu soucieux de réduire leur vitesse aux abords des écoles. Ils s’égayent dans la rue, courant dans tous les sens malgré la présence d’un policier municipal aux heures d’entrée et de sortie. Non conscients du risque, ils attendent les parents en retard plus haut ou plus bas sans aucune surveillance alors que la voiture qui les a déposé le matin était prête à rentrer jusqu’à la classe de cours, s’arrêtant à défaut au milieu de la chaussée, interdisant aux autres de circuler afin de conduire les petits à la cour de l’école. L’après classe leur permet de profiter d’une liberté dans un espace non sécurisé, livrés à eux-mêmes et à leur imagination.
Pourquoi ne pas apprendre aux enfants la rue ?
Ici ils ont moins à retenir que ceux d’un grand pays : les feux de signalisation. Les rares qui se situent dans la ville de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre fonctionnent si peu, que c’est à se demander si cet état de fait ne les préserve pas de l’usure. Des notions élémentaires : marcher en faisant face aux voitures, traverser dans le passage clouté ( ne pas faire comme les adultes qui les ignorent), regarder à droite et à gauche en descendant d’un véhicule : un conducteur irresponsable peut vouloir doubler sans anticiper la situation. Des règles qui seraient énoncées à l’école, dans la famille à supposer qu’elle s’engage à les respecter : « Maman tient ma main et me met toujours du côté des maisons, pas du côté des voitures. » La grand-mère a reçu la leçon de sa vie. Le gamin a cinq ans.
Certains adolescents provocateurs choisissent le conducteur/cible selon leur humeur ; ils s’avancent sur le passage clouté, s’y attardent, le portable à l’oreille, parlant et riant à gorge déployée, en colère après le klaxon rageur qui les rappelle à l’ordre les faisant sursauter. D’autres sautillent ou se déhanchent au rythme du MP3, branchés sur des tempos. Puis s’immobilisent, là, sourire moqueur, désireux d’occuper un territoire à partager, la rue, parce que les trottoirs ne leur appartiennent plus, saturés qu’ils sont de voiture.
Le piéton/roi agace en retour à cette agression permanente des véhicules qui abusent des pouvoirs à se garer n’importe où jusqu’à empêcher aux gens de rentrer ou de sortir de chez eux. Une guerre qui ne dit pas son nom est déclarée. Encore un des méfaits de cette absence de respect ! Des incivilités envers des passants qui reçoivent des giclées de boue et d’eau les jours pluvieux sans possibilité de se changer avant le boulot : « Padon pa ka géri bos. » Il aurait suffit de rouler au pas.
Mais le piéton n’a pas toujours raison. La traversée rapide hors de toute protection sécuritaire, main levée en guise de stop impératif, accroît sa domination. Le corps écrasé ou blessé suscite de la compassion et génère la mise en accusation du chauffard à tort ou à raison. Personne n’aura idée de penser à un acte volontaire, réfléchi dans la nuit, dans une société qui camoufle le suicide. Difficile de l’admettre au grand jour et de surcroît dans de telles conditions. Comment expliquer le choix du participant involontaire, l’obligeant à endosser cette responsabilité : le sexe, la couleur du véhicule, la marque ? Le dépressif ne le saura lui-même qu’après une longue prise en charge psychologique.
L’alternance des statuts montre que les comportements de l’automobiliste qui devient piéton conservent des dysfonctionnements. Il n’est plus conducteur quand il descend de voiture ouvrant la portière sans souci du suiveur ou de la moto catapultée à des mètres de là ; il court inscrire son tiercé quarté plus main levée, geste qu’il exècre au volant venant d’autrui. Il n’emprunte pas le passage clouté et peste de chalouper entre les voitures s’exerçant à l’occupation des sols des trottoirs. Aucune auto critique, aucune résolution future de changement ne l’effleure. Il se contente de râler à propos d’attitudes inacceptables, celles des autres, celles de tous les autres.
Les autostoppeuses pressées d’arriver à bon port paient doublement le prix du car en déceptions, émotions et agressions. La lumière du jour ne dissuade pas ces hommes qui les ramassent à entrer dans un chemin creux ou dans un champ de cannes à des buts de propositions sexuelles sans discrimination d’âge. Apeurées, quelques-unes subissent attouchements et fellations par crainte d’être massacrées. D’autres ouvrent la portière et sautent, d’autres encore, plus habiles, promettent un rendez-vous plus confortable. Pleines de culpabilité, elles ne portent pas plaintes au commissariat ou à la gendarmerie, persuadées qu’elles seront pistées par l’agresseur, blessées ou tuées. On reconnaît là les effets du stress post-traumatique. Les exemples plusieurs fois données en présence de jeunes filles modifient peu leur conduite. Elles promettent d’être deux, ensemble à tendre la page portant la destination, ou à agiter le pouce. Les garçons petits et minces ne sont pas à l’abri de ces types en quête d’occasion.
La cité dans ses visées économiques ne semble pas avoir l’intention de limiter l’envahissement automobile, ni de réparer les trottoirs défoncés, inégaux, casseurs de talons hauts et responsables de déséquilibre à la marche. L’inexistence de rue piétonne à Basse-Terre, une seule à Pointe-à-Pitre, souligne les difficultés à envisager la place des vieux et des très jeunes, à accéder à un espace où circuler à pied serait synonyme de plaisir et d’échanges. Le piéton prendrait le temps d’observer son rapport à l’autre sans avoir à se sentir pris de violence parce que son corps et sa présence sont occultés, bousculés ou rejetés par les environnements matériels et humains.
Marcher nécessite non seulement un apprentissage mais aussi l’intégration de certaines valeurs.