3ème congrès international de soins palliatifs : « partager par-delà les frontières »
Résumé
Aborder la notion de maladie ne saurait occulter le concept de santé qui lui est antérieur, parce qu’en cette matière, le comportement des personnes ne repose pas uniquement sur les connaissances scientifiques qui sont en leur possession. Ce comportement s’étaie sur des représentations qui se nourrissent de croyances, d’mages et de symboles, de discours scientifiques, de discours politiques sociaux et religieux, organisés dans une rationalité où se côtoient savoir empirique et données médicales. Ces représentations érigent une construction nouvelle à l’œuvre dans les stratégies de prévention. Ainsi la connaissance des modes de pensée et d’agir nécessite de tenir compte des écarts éventuels entre savoirs et pratiques de santé et de prévention, écarts au sein desquels les représentations sociales peuvent jouer un rôle majeur.
Qu’est ce que la santé ?
L’OMS la définit comme un état de bien-être physique et psychique. Un bon fonctionnement des organes selon les normes psychologiques et biologiques, en rapport avec un environnement de qualité, qualité de l’air, de l’eau, de l’alimentation. Les indices de santé et de bien-être sont l’autonomie et la performance. Quand la santé s’altère elle fait place à la maladie. En Europe la maladie est une perturbation des organes ou du système. Elle est générée par la non-observance des règles d’hygiène, elle est la résultante aussi des facteurs interpersonnels, telles les carences affectives, les traumatismes, le stress. La maladie prend appui sur des données réelles, observables, susceptibles d’être codifiées et évaluées.
Les facteurs qui interviennent dans la maladie dans l’arc caribéen sont multiples et englués dans des représentations. Reste à interroger la culture.
L’impact du culturel
Le terme de culture est utilisé ici pour désigner la façon dont les divers peuples ou les divers moments de l’histoire de l’humanité se caractérisent par des phénomènes culturels qui les différencient les uns des autres. Une culture, parmi la diversité des cultures est alors l’ensemble des manifestations culturelles spécifiques d’un groupe humain. On parle en ce sens de la culture européenne, indienne, guadeloupéenne ou encore d’un point de vue historique, de la culture des Anciens et des Modernes, voire des sociétés contemporaines.
Dans tous les cas, les cultures se distinguent les unes des autres par des systèmes de représentations et de valeurs qui s’expriment dans leurs langages, dans leurs religions, dans leurs arts dans leurs mœurs et plus globalement dans leurs façons respectives de se rapporter au monde aux autres cultures et à l’humanité dans son ensemble. Cette assertion fait surgir d’emblée, le principal problème auquel nous confronte aujourd’hui la question culturelle. Dans la logique de ce que nous visons par l’emploi du terme culture au singulier, le culturel fait sens à la dimension de l’humanité. Il incite aussi à réfléchir sur une identité universelle de l’être humain. Dans la logique de ce que nous entendons par culture quand nous utilisons le terme au pluriel, le « culturel » nous oriente bien davantage sur ce qui au sein de l’humanité vient différencier les groupes humains. Cette seconde acceptation plurielle du terme nous conduit à porter sur la différenciation des cultures une appréciation qui peut être fort contrastée : nous pouvons y voir une richesse à conserver ou plutôt un possible obstacle à la communication entre les hommes, voire à la compréhension qu’ils parviennent à avoir les uns les autres et à la façon dont ils devraient faire preuve réciproquement de tolérance ou de respect.
Ainsi la question culturelle engage t-elle directement celle de la représentation de l’humanité et de la façon dont nous réussissons à articuler dans cette représentation la certitude d’une identité humaine partagée et la reconnaissance des différences selon lesquelles cette identité commune se modalise. A quelles conditions dans la conception même de la culture et des cultures, une telle articulation est possible et susceptible d’être pensée ? Problématique dont on conviendra aisément que les enjeux débordent largement le souci de s’assurer de ce qui fait la cohérence d’un peuple.
L’homme est ce qu’il est en vertu de son appartenance à une communauté culturelle déterminée qui lui donne ses façons de parler, de penser et d’agir.
Les représentations de la maladie
Le corps n’est pas uniquement une entité biologique : il est soumis aux lois du surnaturel et aux éléments cosmologiques. L’enfant naît à neuf mois et dix lunes en dépit de la datation du gynécologue. L’atmosphère joue un rôle prépondérant dans la prévention des maladies pulmonaires. Le chaud et le froid : sujets à refroidissements (pleurésie, grippe rhume, bronchite) font l’objet de grande attention. Cette attention va jusqu’à gérer les tâches domestiques en commençant par le froid et ses besoins en eau, pour finir par la chaleur du repassage jamais suivie de sortie dans la bruine du soir. Le corps réchauffé par une marche au soleil ou une pratique sportive ne doit jamais absorber de fruits acides tels l’ananas ou la surette ; il s’ensuivrait une affection grave. La femme lors de ses menstrues devient impure à telle enseigne que le chodo[1]devient grumeleux de contrariété. Un phénomène de l’ordre de la souillure de la femme en période menstruelle subsiste en Afrique de l’Ouest quand le troupeau meurt après avoir s’être désaltéré dans un cours d’eau qu’elle a traversé. Impureté et souillure sont des notions religieuses tapies dans l’inconscient.
Les représentations de la maladie s’ancrent dans les paramètres du mal subi et du mal commis.
Le mal commis
Il comprend quatre paramètres :
- La malédiction : elle s’articule autour du céleste et du terrestre. La malédiction divine sanctionne les actes interdits (adultère, meurtre de chats[2]), Elle justifie l’affiliation et l’appartenance quand l’héritier somme toute innocent, paie les fautes d’un des parents qui n’a pas eu le temps de subir le châtiment divin, parfois jusqu’à la septième génération. A noter la persistance de la crainte de Dieu. La malédiction de la mère à genou. Jamais fille ou fils ne trouvera la sérénité dans ce cas. Le pire des comportements étant de battre ses parents.
- La lecture des mauvais livres, livres de sorcellerie, connaissances interdites destinées aux initiés pouvant dominer les forces du mal. Cette pénétration de l’univers surnaturel génère folie furieuse ou folie douce (perdre sa tête), maladie incurable, voyage de non-retour du monde des ténèbres. Les plus connus sont la poule noire et le clavicule de Salomon.
- Le choc en retour : le renvoi de l’acte de sorcellerie au malfaisant : les plaies incurables, les maladies non expliquées, la malchance en sont quelques conséquences.
- Les pactes diaboliques sont signalés par un enrichissement soudain et un décès inattendu d’un proche en bonne condition physique. Dans les temps reculés de l’esclavage, la révolte des soumis faisait courir un risque à l’or du maître. Le seul moyen de préservation était l’enfouissement. Les pièces étaient mises dans des récipients en terre cuite (les jarres) et enterrées en un endroit secret. Afin d’éviter l’ébruitement de la cachette, celui qui avait creusé la terre, avait le cou coupé, il devenait le gardien de la jarre. Cet argent gagé[3] est encore aujourd’hui donné en rêve. Son obtention n’est pas simple, rites sacrificiels, jeûne, prières et incantations sont nécessaires à son acquisition. L’aide d’un connaisseur des choses sacrées est parfois requise, le rituel final ayant lieu à minuit. Quand l’argent était enfoui sans témoin oculaire et porteur, il n’était pas gagé : donné en rêve de la même manière, il peut s’acquérir sans le prix d’une vie. Le royaume de l’ombre ne réclame pas alors de sang versé. Un autre pacte diabolique d’enrichissement est la construction d’un petit monstre. Pour ce faire un homme doit couver quarante jours durant sous son aisselle un œuf pondu le Vendredi Saint par une poule noire. Cet être surnaturel invisible fournit au père de quoi vivre largement. Mais comme Faust son âme appartient au Diable. Lors de son décès son corps disparaît.
Le mal subi
La sorcellerie est un mal en extériorité dû à la jalousie et à la méchanceté d’autrui. Elle est le fait de la demande d’un malfaisant au sorcier moyennant paiement. La liste explicative est infinie : elle va d’un simple mal-être à la maladie la plus douloureuse, conséquences physique et psychique s’entremêlent. Elle met en acte l’envoûtement
(possession du corps par le diable ou un esprit malin), marie contre son gré un partenaire récalcitrant, influence la prostitution et la criminalité, contrôle à distance, justifie les impulsions d’achat, crée le phénomène de hantise des maisons, provoque les accidents de toutes sortes. La multiplicité de ses actions est innombrable.
La maladie est alors une expérience immédiate de soi, du vécu corporel, du rapport à l’environnement humain et non humain, du rapport avec la cosmogonie et le monde de l’invisible. A telle enseigne que la représentation de la folie ne s’énonce plus devant les soignants en psychiatrie, elle reste enfouie dans les confins des convictions. Entendre des voix, du bruit, se sentir touché, ne sont ni hallucinations acoustiques, cénesthésiques ou olfactives. L’humain est en relation avec les invisibles.
La consultation médicale est doublée de séances chez le gadé zafé[4]. Quand l’unité du corps est en danger, c’est au frotteur[5] qu’il faut livrer la détresse psychique. Monde médical, monde spirituel, le cloisonnement est infime. Le rapport à l’environnement géographique, la terre, le sable, la mer, la rivière, les lieux magiques, église, chapelle avec un monde maléfique, perturbant peuplé d’esprits et de zombis.[6].Leur présence se ressent par les cheveux qui se dressent sur la tête et la chair de poule même aux heures les plus chaudes. Le diagnostic n’est pas un énoncé déterminant en soi surtout qu’aucun psychiatre n’explicite clairement les causes de la maladie mentale. L’oncologue se retrouve dans la même situation avec les cancers. Comment dire à une mère que son enfant a un lymphosarcome sans lui énoncer les causes : sans excès, sans pollution avérée, sans hérédité : une vie en devenir. Bouche fermée sur la pensée sorcellaire, elle en accrédite la force maléfique. Peut-être que le jour où la science pourra faire une démonstration claire de la maladie, la rationalisation scientifique aura droit de cité.
La classification des maladies nous montre que l’arc caribéen a englobé des données universelles en maintenant les éléments traditionnels parfois édulcorés.
En France par exemple les maladies s’envisagent sous trois angles : les maladies physiques ; les maladies mentales et les maladies psychosomatiques.
En Guadeloupe elles sont du domaine de la cosmogonie (malédiction, maladies mentales,) et de l’environnement humain (sorcellerie, malédiction, maladies physiques et mentales.)
Que nous démontre cette classification, que les perturbations sont synonymes de désordre mais venant de l’extérieur. Le mal est souvent en position d’extériorité alors que l’universalité pose la question de la responsabilité : un désordre interne, des excès, une absence de précaution d’hygiène, une moindre résistance aux traumas. Ici la violence d’autrui à travers la sorcellerie ne peut être contrecarrée que par une ritualisation pourvoyeuse d’apaisement et les cimetières, les carrefours deviennent des espaces de spiritualité. L’humain donne sens à des îlots de sacralité qui assument les fondements de sa protection, de sa guérison et de son système de prévention.
La maison, symbole de l’utérus, coque sécuritaire par excellence est traitée du dehors comme du dedans. La porte d’entrée en référence à Janus déesse mythologique grecque gardienne du seuil, s’assortit en son haut intérieur d’une branche de rameau béni le jour de la messe du même nom, d’une paire de ciseau en croix, interdisant la pénétration de maléfices et des morts malveillants. Les parfumages à base de plantes données par le gadé zafé enfument les pièces chassant les mauvais esprits, la lampe éternelle dont la composition comprend de l’eau surmontée d’huile, où se couche une rondelle de liège percée pour la mèche. Chacun peut la faire soi même, elle éclaire les nuits sombres des chambres à coucher, mais brûle aussi le jour sans jamais s’éteindre. La lumière dans l’imaginaire guide vers le paradis, au pis aller vers le purgatoire. Les devants de porte des maisons individuelles sont lavés au crésyl ou à l’ammoniaque, désinfectants à l’odeur purifiante. Le prendre soin de soi et des siens prend allure d’un dévouement sans borne pour la mère attentive. Elle confie la santé du bébé aux divinités du matin dans un bain de serein (la rosée), accroche à son sous-vêtements une médaille bénie par le prêtre à son insu, lui donne un bain de réussite et de chance la veille de son premier examen scolaire, implore les forces surnaturelles positives par le truchement de la prière. La prière n’est pas uniquement adressée à Dieu, mais aussi à Saint Michel terrassant le dragon, un allié indéfectible contre les ennemis réels ou supposés.
Qui devient garant de la santé ?
D’abord Dieu, le grand tout sous un mode déplacé de la psychanalyse. Dieu n’est pas perçu comme une contradiction : celui qui sanctionne, qui inspire de la crainte est le même qui soulage, guérit. La prière s’adresse à lui en premier, bible ouverte sur la table de la pièce principale, page tenue par un signet, verset du jour à lire. A demain. S’il plaît à Dieu. On ne sait jamais. Il peut décider de l’entrée au royaume des ténèbres ou des cieux. Au moment de la naissance, le jour de la mort est programmé par sa seule décision. La mort est destin. Cependant l’humain peut interférer dans la décision divine. La mort peut être provoquée par le sorcier à la demande du malfaisant ; mais Dieu tenant rigoureusement ses comptes, le mort devenu invisible zombi, rôde dans ses lieux familiers attendant son tour. Il hèle parfois un prénom dans la nuit : surtout ne pas répondre, ne pas ouvrir la porte, ne pas sortir. Messes et prières apaiseront son impatience. Les morts n’aiment pas la solitude. Le médecin référent n’en saura rien car sa conclusion hâtive sera de façon rationnelle un délire hallucinatoire chronique.
Qui devient garant de la santé ?
En second lieu, le gadé zafé. Sans conteste il désigne le malfaisant, limite sa volonté destructrice à l’aide d’une ritualisation adaptée, les bains ; les parfumages, les prôtégements.[7].
Les morts prennent part au maintien de la santé puisqu’il existe des canaux de communication entre le monde des vivants et le monde des morts. Les morts ne sont pas morts. Ils reviennent en rêve tourmenter ou conseiller leurs proches. Quand une fille dans son sommeil nocturne est confrontée à sa mère qui hante ses nuits, seul le rituel d’expulsion sur la tombe oblige la défunte à rester à sa place. Les dernières volontés non respectées sont susceptibles de manifestations surnaturelles. Les morts ont un pouvoir et le rituel de la Toussaint les assigne à une place, à un territoire : rites de mort pour la paix des vivants. Ils sont protecteurs quand sous forme de symboles, ils donnent des remèdes, prodiguent des mises en garde. Leur efficacité est prouvée.
Enfin le prêtre intercesseur auprès de Dieu, bénit les maisons, pratique l’exorcisme accepté par l’archevêché, donne l’extrême onction apaisant le mourant et aux dires de certains prolongeant un peu la vie.
Dans ce corpus de croyances, peu de références à l’anatomie ; le vécu de la maladie n’établit pas de liens entre malaise, affects et fantasmes. Le mal est toujours en extériorité, il vient d’autrui mais d’un autrui à l’intérieur d’un microcosme qui est connu, jamais étranger à la sphère affective. Il est fauteur de troubles par jalousie, par envie. Le retour à l’envoyeur légitime, le choc en retour, œil pour œil dent pour dent le plongera dans les limbes de la douleur, la sanction divine étant parfois trop lente.
Le savoir-être culturel, manière d’être au monde, suggère que la santé est un état de bien être avec l’environnement (familial, social), l’environnement non humain (la terre, les plantes que l’on ne réveille pas la nuit, les plantes dorment) les morts et le monde invisible. La santé est une intégration harmonieuse de tous ces éléments, de tous ces environnements. Ici le réel peut être double.
En Europe, la santé semble être une préoccupation entre le biologique et le psychologique, je dis bien elle semble. Le miracle de Lourdes fait marcher le paralytique, l’horoscope et la voyance sécurisent. Mais tout est dans le degré et dans l’adhésion à la spiritualité. On peut se sentir en santé en Europe dans un environnement pollué et l’environnement renvoie essentiellement au milieu physique « visible » (qualité de l’air, de l’eau et des aliments.
La médiation avec l’univers des esprits et le recours en même temps à la technologie médicale, prescription de médicaments, exercices physiques, nutriments visant à rétablir l’équilibre, sont-ils contradictoires ? Sont-ils en concurrence, je ne le pense pas, car la modernité a abaissé le seuil de crédibilité du tradipraticien en matière de gestion de soins. Cependant la fonction de la magie s’agissant de la restauration narcissique, de la réassurance, de la dérivation de l’agressivité, est une balise psychique que le psychothérapeute clinicien pourra en cas d’échec, relayer avec sa méthode propre.
La démarche en direction du surnaturel élabore une participation active du sujet : il met son corps en action et sa psyché avec, il suit les directives à la lettre (tout échec lui sera imputable de non-respect des règles), et il paye, il rétribue ses soins, il achète fleurs, feuillages, essences parfumées, bougies pour les rites. Il se sacrifie pour se maintenir en santé.
Les représentations de la mort
La vision religieuse du monde se donne des raisons de supporter le chaos du monde et d’en masquer l’absence de sens afin de pouvoir continuer à vivre. Il s’agit d’imaginer un monde plus cohérent, plus vrai, plus stable que le monde sensible. Il ne faudrait pas dévaloriser ce monde sensible en le réduisant à un monde des apparences et en lui opposant, au-delà de lui et parfois en lui, un monde intelligible moins effrayant et insaisissable que celui que nos sens nous donnent à voir.
Avec l’avancée en âge, arrive l’idée de la mort, de sa mort. La préparation dont elle est l’objet, édification du tombeau, cotisation annuelle ou mensuelle, versée à une mutuelle à des fins de financement de la cérémonie et de l’achat du cercueil, le vêtement apprêté et choisi, jusqu’au drap à mettre sur le lit conservé en vue du jour dernier, pose en filigrane la question du sens de la fin. Deux théories coexistent et se juxtaposent :
- La mort est inscrite dans l’humain depuis le jour de sa naissance, elle est décidée par l’Eternel : « On ne meurt pas avant son heure. » La mort est donc destin. Elle demeure un mystère, nul ne sait quand et où elle surviendra.
- L’individu peut mourir avant son heure par décision d’un malfaiteur, accident provoqué, empoisonnement, maladie voyé.[8] L’homme interfère dans les projets de Dieu et le contrarie. Le maléfique prend le pas sur le divin.
L’une et l’autre théorie sont ancrées chez le même antillais. En cas de mort par destruction maléfique, le défunt erre sur terre attendant le jour de son jugement dernier, une caractéristique du zombi rôdeur. Le royaume de l’au-delà tient rigoureusement ses comptes. Personne n’y pénètre avant son tour. La victime tombe sous le coup d’une double injustice : quitter la vie avant décision divine et attendre sur terre en étant invisible.
La mort précoce d’un enfant en avance sur son âge réel, ayant des aptitudes naturelles d’une logique acquise, s’explique par le fait que le paradis ouvre tôt ses portes aux gens intelligents. Cette explication est à rechercher dans la punition de l’effet de fascination : « Trop beau, trop intelligent pour rester sur terre ». Le dessein de Dieu serait-il de rassembler autour de lui les êtres à son image, ou serait-il jaloux de leurs qualités ?
On peut échapper à la mort par miracle : l’arbitraire de Dieu n’a pour contingence que celle de l’histoire de l’homme : ce qu’elle moralise, ce qu’elle sanctifie, c’est l’intensité spirituelle de sa foi.
Le rapport à la mort s’aperçoit dans la veillée, (quand le mort est exposé chez lui), cette nuit d’accompagnement, où les jeux, les luttes, les chants et le partage de nourriture sont un hymne à la vie. Les croyances tournent autour de :
- La crainte du retour
Dans la maison les miroirs sont voilés de blanc ou de noir afin que le défunt ne puisse contempler son visage et ne revienne séduit par elle d’une part. D’autre part, le vivant qui se regarderait pourrait être attiré par l’au-delà. Un interdit à peine masqué d’un fait de coquetterie en ce jour de deuil. Tous les récipients contenant de l’eau doivent être recouverts : l’âme du mort pourrait s’y laver et y laisser des souillures, véritable acte de purification, qui en débarrassant des pêchés, le ferait porter aux autres par ingestion de l’eau. Revivre dans le corps d’un autre, c’est aussi revenir.
Les affaires appartenant au défunt doivent être données, signant la séparation définitive, le début de gestion du deuil, mais aussi la crainte du retour. Rien ne doit le retenir. Une fois le départ du monde des vivants est amorcé, il faut franchir le pas, opérer la coupure. Il doit emporter même sa crasse avec l’eau du bain jeté après le départ du cortège funèbre.
- Le pouvoir des morts
La lucidité du regard porté sur la mort enraye la crainte de l’effroi d’une pensée préparée à la recevoir ; elle est domestiquée. Sa préparation : édification du caveau, vêtement, financement de l’enterrement) permet en partie de canaliser l’angoisse de sa survenue. C’est un terme à une vie terrestre et visible, une finitude, mais elle ne change rien à la communication entre les êtres avec le franchissement possible de la frontière entre les deux mondes. Le défunt se trouve en situation de séparation provisoire (neuf jours), le temps mis par les prières à l’aider à passer le cap de vie à trépas. Cette distance parcourue, il utilise les canaux relationnels : le rêve, les odeurs, les attouchements. La religion catholique envisage la mort dans la perspective d’une disparition charnelle (pourrissement du corps) doublée d’une survivance de l’âme, en attente de résurrection.
La manière de penser la mort aux Antilles, n’est pas celle d’un recommencement après une fin absolue. Si aux représentations religieuses les plus traditionnelles d’un univers clos de l’au-delà, la culture antillaise substitue la conception d’un réseau d’échanges articulé à l’échelle individuelle et collective entre les deux mondes, c’est qu’elle croit à un espace continu de dépendances réciproques entre les morts et les vivants. Les morts ne sont pas morts. Une nouvelle modalité de l’organisation cosmologique devient pensable sans doute parce qu’elle contribue à rapprocher les régions cloisonnées que chaque monde commande, et promeut une hiérarchie pyramidale à l’une d’entre elle- la région des ténèbres-pour justifier le mode de domination qui lui échoit. Les morts protègent, les morts persécutent les vivants, ils sont détenteurs de pouvoirs sans limites.
Il y a d’abord les signes. Nombre de personnes parle des signes perçus avant une mort annoncée (huile qui se répand sur le sol, coups frappés à la porte d’entrée, chiens qui hurlent à la mort, papillon de nuit dans la maison le jour, la liste est longue.) Ce sont des manifestations d’alerte venant de l’agonisant. Puis la protection par le truchement du rêve où les remèdes sont donnés par des voix ou des images sans pour cela voir l’interlocuteur, les avertissements sont nombreux autant que la conviction d’une présence permanente et bienveillante. Les remèdes peuvent concerner la personne elle-même ou quelqu’un de son entourage. La protection s’étend au rhum restant du vénéré, dernier jour de prière qui assure le soulagement des rhumatismes à défaut de guérison.
Profondément ancrées dans l’univers de sens, les croyances conditionnent les comportements. Elles s’originent dans une réalité oubliée, celle de la défaillance dans la douleur insurmontable de la perte pour une mère ou une épouse. Ainsi l’une et l’autre devrait renoncer à conduire à sa dernière demeure un être aimé. La génitrice s’arrogerait une autre souffrance (mort d’un autre enfant), la veuve une folie douce (impossibilité de faire son deuil.) cette dernière ne doit se rendre sur la tombe qu’après le quarantième jour en référence au christ.
Le non-respect de la volonté d’un défunt occasionne sa colère qui se manifeste par des bruits nocturnes proches du phénomène de hantise. La personne responsable est sujette à des frôlements déclenchant le frisson, la chair de poule et les cheveux dressés sur la tête. Le nombre de fleurs tombé d’une couronne mortuaire correspond au nombre de parents qui décéderont dans un délai très court, assurant la compagnie.
Une fois le cercueil recouvert, il faut éviter de le rouvrir. Une histoire à propos de cet interdit a suscité beaucoup d’émoi. Une femme descendue d’avion après la fermeture de la bière, voulant apercevoir le visage de sa mère, demande au cimetière que l’on déroge à la règle. Toutes les nuits dans la maison, les pleurs maternels tenaient les occupants éveillés. L’âme contrariée se devait d’être apaisée. Une messe pour son repos, mit fin aux manifestations d’outre tombe.
Les morts levés de leur sépulture par les sorciers à la demande, vont hanter gens et maisons, non replacés ils se retrouvent en situation d’errance. Les clous de cercueil provoquent des plaies par éraflures ; elles sont incurables. Un parchemin sur lequel est inscrit un nom, glissé sous le décédé, déclenche une mort lente par pourrissement de la victime, à l’identique du cadavre. Le pouvoir des morts est immense.
Ainsi le rituel de la Toussaint assigne à chacun sa place : rites de mort pour la paix des vivants.
Prévention et représentation
Une question déterminante est à se poser. Faut-il se soucier de l’interprétation des messages reçus ? Comment les reçoivent les destinataires à partir du répertoire qui leur est propre ? Répertoire composé de connaissances et de représentations bien ancrées, pétri de croyances de la culture. La définition simple de la culture est une configuration de comportements observés et appris donc transmis dans le sens parent/enfant. Les choses sont dites ou non dites. On connaît l’importance de la communication non verbale dans la Caraïbe. Prenons le cas du sida, comment mettre en place une politique de prévention appropriée, si on ignore les représentations de la sexualité ? La sexualité masculine admet des partenaires multiples garant de l’identité du mâle, alors que le multi partenariat féminin, l’homosexualité sont condamnés socialement et moralement ce qui ne les empêche pas d’exister. Ils s’engouffrent dans une clandestinité impossible à évaluer. Les rapports inégalitaires mettent la femme dans une difficile négociation d’un préservatif et un usage non systématique de celui-ci. Le préservatif féminin ne se pense pas en termes de possible. Se projeter dans l’acte sexuel en se prémunissant ou en portant sur soi un préservatif est très malaisé pour une femme, a fortiori le mettre quelques heures avant la rencontre des corps. L’assurance de la fidélité de la partenaire n’engage que la confiance naïve qui ne saurait s’entacher de suspicion. Ma femme, la mère de mon enfant avec un autre ? Balivernes et rumeurs ! Le recours au dépistage est rare et la découverte de la séropositivité à un stade avancé laissent entrevoir le constat d’un écart entre les prises de risques réelles, mais pas interprétées comme telles et le recours au système de prévention et de soins. Il y a là une perception individuelle et collective des gestions des situations sexuelles, puisque le sida c’est l’étranger, les autres ethnies, l’homosexuel, la prostituée, ce qui donne aux autres non englobés dans ce schéma, un sentiment d’invulnérabilité. De plus faudrait il tenir compte des personnes qui
Connaissent la séropositivité de leur partenaire et qui dans leur toute-puissance, semblable à une conduite ordalique sont ignorants du risque. Ce propos ne gomme pas le poids des facteurs socio économiques dans la propagation de la maladie, mais il s’agit d’éclairer l’articulation entre système culturel, représentations sociales, gestion du risque et logiques de prévention.
Parfois les malentendus font obstacles à l’élaboration de politiques de santé. L’universel trop grand ou trop étroit tend à imposer une vision généraliste sans tenir compte du décalage, non abordé, qui existe pourtant. La tolérance des savoirs être culturels mériterait d’établir un rapport de confiance, sorte de tolérance dans un questionnement réciproque. Comprendre qu’il puisse avoir des divergences identifiées dans l’approche du concept de santé et de maladie en fonction des cultures et refuser enfin ce qui pourrait être une violence interculturelle qui ne dit pas son nom, serait méritoire. Grands seraient les bénéfices et les bienfaits en admettant le pluralisme de la réalité dans une visée créatrice.
Et puis, reconnaître les limites de la communication verbale et non verbale quand elle est méconnue, la compréhension d’un mode de pensée, et d’une forme d’expression du langage, amenuiseraient les incompréhensions. Docteur j’ai pris un saut, j’ai une blesse. En français sans détours : docteur je suis tombé, j’ai une blessure interne. » Comment non traduite cette parole porteuse de maux peut-elle se comprendre. Comment soigner la blesse, vers quel spécialiste orienter ? Une réelle volonté d’une politique de santé pour tous introduirait des enseignements d’anthropologie dans la formation des soignants, ce qui aurait un triple effet : de mieux cerner les problèmes, d’améliorer la prise en charge, d’avoir la capacité de tout entendre permettant à la parole d’être libérée.
La dimension culturelle du soin à l’hôpital baliserait l’angoisse ressentie lors de la non-reconnaissance du soignant de l’objet garant d’une sécurité intérieure et mis au rebut Une attitude d’une démonstration de scientificité d’une profession consiste à dénigrer la persistance de ces croyances face à la personne soignée, comme si acquérir un diplôme, gommait la pensée magique. Le respect est affaire de tolérance. Soigner est un tout, la spiritualité fait partie de ce tout. Quand une femme remonte de la salle d’opération et ne trouve pas son chapelet sous son oreiller, là où elle l’avait laissé, le lit refait, la crainte de mourir sera renouvelée.
Les représentations perdurent à l’insu de ceux qui ne veulent rien savoir de leur emprise au niveau de l’imaginaire, désireux d’effacer cette réalité de la culture.
Aujourd’hui, les soins palliatifs donnent accès à l’écoute de la spiritualité des personnes hospitalisées. A l’approche de la fin de vie, elles s’accrochent à leur religion, se posent des questions d’ordre philosophique, de la réalité effective du monde de l’au-delà. La mort ici n’est qu’un passage d’un monde à un autre monde, et l’accompagnement s’il n’était pas de qualité ne permettrait pas d’atteindre la sérénité souhaitée. Mourir en paix grâce aux soins prodigués devrait être accessible à tous. Le débat, s’agissant de l’euthanasie ne saurait être ouvert sans prendre en compte la croyance en le retour des morts. Certes la souffrance abominable voire intolérable demande la mort mais dans le sens d’un soulagement immédiat. Cette demande n’a pas la même résonnance qu’en Europe. Le risque de l’application de ce projet amènerait une grande culpabilité mettant à mal le milieu familial assorti d’une difficulté à faire le deuil du défunt.
Se fonde la nécessité d’opérer une ouverture en savoir culturel, ce qui donnerait accès à un label de soins de qualité, un mieux être dont bénéficierait la personne hospitalisée.
Pour les croyants, la religion désigne avant tout une doctrine du salut qui est transmise à ceux qui en admettent les dogmes, soit parce qu’ils les ont reçu de leur famille ou de leur culture, soit parce qu’ils s’y sont convertis. Quelque soit l’origine de la croyance, elle ménage un accès à toute une réflexion sur ce qui peut sauver des aléas et des vicissitudes diverses qu’induit dans les vies la condition de simple mortel qui est celle de tout être humain.
De fait, ce que la plupart des religions promettent aux fidèles, c’est au fond sous des formes très diverses, le salut éternel, l’accès à une condition qui les délivrerait enfin de leurs angoisses et de leurs souffrances que suscite la perspective de la mort inévitable. On retrouve ainsi, à travers cette dimension de la foi que constitue la croyance dans le salut, ce par quoi la religion s’identifie comme un pourvoyeur de sens : Les religions tentent de donner sens à l’existence humaine. Elles y parviennent toutefois par référence à une altérité radicale, celle du divin par lequel le salut est accordé aux justes. On touche ainsi à une dimension décisive de la croyance religieuse ; elle explique en grande partie pourquoi, même aujourd’hui, et indépendamment de la question de savoir si les arguments auxquels une croyance recourt pour se justifier, sont valides ou non.
La croyance peut diviser les humains y compris quand ils sont sur une foule d’autres questions extrêmement proches les uns des autres. La prétention du sujet humain d’être l’auteur de son propre destin, relève d’idéologies politiques. Pour les religions il s’agit bien plutôt que l’homme accepte avec humilité d’être sauvé par un autre de quelque manière qu’il y contribue, le salut est ultimement une « grâce » que Dieu seul dans son infinie bonté, choisit d’accorder ou non. C’est précisément en ce point que les religions introduisent une rupture, qui paraît difficile à surmonter avec le discours de la demande de mort.
Bibliographie
ELIADE, M, 1963, Aspects du mythe, Editions Gallimard, Paris
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MIGEREL, H-1991, La sorcellerie des autres. Une pathologie de l’envoûtement, Editions Caribéennes, Paris
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WALTER, J, J, 1971 , Psychanalyse des rites, Denoël-Gonthier, Paris.
[1] Chodo : crème à base d’œuf et de lait (lait de poule)
[2] Les âmes des morts sont incarnées dans les chats C’est une survivance de croyances françaises
[3] Endiablé, maudit
[4] Tradi praticien
[5] Soigneur créole
[6] Personnes mortes et revenues hantées les vivants et les maisons.
[7] Les protêgements sont variés : pochette en tissu rouge portée à l’intérieur des vêtements contenant deux types de sable, de mer, de rivière, une médaille chrétienne, une épine d’acacia, une prière inscrite sur du parchemin vierge ou aussi une chevalière portant une pierre noire travaillée par le gadé zafé, destinée au masculin, sont des protections contre la percée du mal.
[8] Maladie envoyée par le truchement de la sorcellerie.