Publié dans Le Progrès social n°2606 du 31/03/2007
Le philosophe dans sa traduction créole est celui qui disserte à l’infini sur tout, sans sollicitation particulière. Il donne son avis de façon péremptoire, sans tenir compte du désagrément induit, sans volonté réelle d’échanges. Il parle, tente de convaincre même ceux qui pourraient partager ses idées, mais il l’ignore tant il accapare les mots dans une bouche qui ne connaît jamais de dimanche. « I kon kuiyère » Comme une cuillère qui s’enfonce dans les mets, remuant la sauce pour une onctuosité optimum, ou décollant le « pas tout à fait brûlé. » Il s’aventure parfois dans ces zones difficiles de sujets qui fâchent. En général il est apprécié des groupes fascinés par l’aisance de la parole ( surtout en français), la prestance du discours, l’art de la répartie. Ce philosophe version régionale va pouvoir exercer sa verve dans ces lieux qui commencent à s’implanter de la Basse-Terre à la Grande-terre : les cafés philosophiques. La conférence/débat suivie d’un cocktail dînatoire, le dîner/débat durant lequel les mets sont avalés entre deux échanges, la rencontre littéraire et poétique clôturée par un dîner, sont des moments de confrontation des différents savoirs et/ou d’enrichissement personnel. Le café philosophique rompt avec la tradition des échanges entre personnes de niveau intellectuel identique ; il introduit le tout monde qui sans invitation officielle s’assied à une table, écoute ou fait entendre son opinion. Certes il n’est pas né de la spontanéité d’un verre pris debout à un bar ni de la harangue du crieur qui interpelle le passant. Il est organisé à la manière du caf’conc’ de Montmartre remis au goût du jour sur une ou deux péniches du bord de Seine à Paris.
Ce phénomène de mode a surgi d’une émission télévisée « Café Créole » initiée par une journaliste de télévision. Sur un plateau elle réunissait des discutants d’obédience diverse dans un décor tour à tour de case misérable rappelant l’épure des « lolos » de campagne ou plus sophistiqué d’un restaurant de second choix. Jamais d’un confort ou d’un luxe tapageur, l’endroit se devait d’être adapté aux caractéristiques de la parole donnée sans discrimination. Si le créole facilitait l’expression, il était le bienvenu. Le choix de la langue était à l’avenant. L’originalité de la démarche a séduit. Petit à petit les propositions de café ont circulé. L’entreprise s’est ouverte à l’échange de 08 à 10 heures autour du petit déjeuner orchestré par un management extérieur. La formule plaît, elle fonctionne et espère s’étendre. Commencer sa journée par une réunion agrémentée de délices de bouche, peut mettre de bonne humeur. L’essentiel étant de manger ensemble pour ne pas s’entredévorer.
Le principe de l’appellation « café » est dans la rencontre décidée, tasse ou verre à la main, pour parler d’un thème précis. Devant la porte on devise sans se précipiter, attendant le signal de l’hôte pour pénétrer le lieu. Entre 17 et 19 heures, au coucher du soleil, quand la nuit n’a pas encore envahi les rues, les discussions commencent. Restaurant ou petite salle de centre culturel, l’eau ou la boisson non alcoolisée fait l’affaire surtout que l’heure n’est ni celui du punch, ni celui du repas du soir, l’important étant de ne pas avoir le gosier sec. Le libre usage de la parole favorise le débat contradictoire, temporisé par un modérateur. Ce dernier dans l’attrait de l’échange oublie facilement son rôle : celui de modérateur du temps. Désireux de faire valoir sa propre vision des choses, il prend part aux discussions riches mais paisibles. Dans les colloques, l’absence de maîtrise du modérateur du temps – il est là, non pour parler, mais pour distribuer la parole et éventuellement la limiter – se remarque. Là, une grande tolérance l’admet. Le proverbe conseille de ne jamais demander à quelqu’un qui a faim de distribuer de la nourriture ; ainsi les serveurs de restaurant déjeunent avant de servir le client. Un orateur brillant aura du mal à remplir la fonction de modérateur. En ce lieu, personne ne s’échauffe le sang. Tous amis, pas adversaires. Dans un non-dit, la règle de la courtoisie est respectée. La taille du groupe, jamais plus de cinquante personnes, favorise les échanges qui ne vont pas au-delà de 22heures. Cette limite horaire donne liberté aux rencontres de semaine entre participants avertis par prospectus composés par ordinateur, envoi de e-mail, bouche à oreille. En général, l’entourage professionnel est convié puisque des intérêts communs les rassemblent. Un invité spécialiste de la question débattue avance des arguments contestés ou non par l’assistance. Il n’est pas dans le contexte d’une intervention solitaire reçue en silence dans un temps premier, puis soumis à questionnement, ou de plus en plus pris comme témoin involontaire de témoignage. Les conférences publiques servent de temps en temps de déversoir au malaise d’une population qui espère un apaisement de leurs tourments. L’impossible démarche de soins justifie la plainte répétitive, dite au monde entier. L’effet recherché de la pitié ou de la révolte est sourd aux conseils ou à l’orientation car l’objectif n’est pas la recherche de solution. La plainte tient lieu de vie ; elle maintient vivace le conflit donc le lien, ne serait-ce que dans le dysfonctionnement. Se dessine le besoin peut-être d’un espace non conventionnel qui autoriserait à formuler de manière non anonyme un ressenti, en interpellant autrui ou l’interrogeant indirectement sur un vécu similaire. Les émissions radiophoniques jouent ce rôle mais sans image.
La formule du café philosophique est une sorte d’école buissonnière du savoir ; elle est de nature à rendre optimiste cette distribution de la parole oblitérée. Elle n’appartient plus aux seuls intellectuels qui en dispose comme cela leur semble bon. Chacun à sa manière, comme l’arbre à palabre, ouvert à toute expression, autorise que soit affirmées, interrogées ses idées, confrontées à celles des autres. Point de verticalité de la connaissance, mais une prise de position selon des points de vue différents, avec des mots personnels dans le respect des systèmes de pensée. Il semble que le fleurissement de ces rencontres procède d’une urgence à communiquer. L’effervescence créatrice touche des corps de métier dont la fonction s’accole à la présentation : « café psycho » donne le ton. Ceux qui veulent côtoyer des « psys » trouvent l’occasion de glisser une petite question, histoire détournée d’un proche, incompréhensible. Profitent fortuitement d’une information. Qu’importe l’énoncé du débat. Pourquoi pas ? Ce qui est à souligner est ce désir nouveau de retrouver le goût de la parole. A ne pas la laisser couler uniquement lors des discussions électorales dans les maisons de pactisants ou dans les arrière-cours des buvettes. Là où fusent les injures et le dénigrement du concurrent. Cette parole n’est productive que de raccolage de sujets ; elle est intéressée. Elle n’est de conviction intime que l’espoir d’obtenir une faveur en cas de victoire d’un candidat.
La parole libérée au café philosophique ouvre la perspective d’une renaissance de l’individu. Elle lui fournit l’occasion de croire au sens de son existence : « toutmoun cé moun .» L’échange le place au sein d’un groupe qui le considère comme une personne porteuse d’une opinion, capable de l’exprimer, quel que soit le thème proposé. La restitution des mots appris dans le passé et oubliés par non-usagee, l’aiguisement du verbe, la possible réflexion d’une population jamais sollicitée, démontrent un manquement : la négligence des opinions publiques. Elles constituent un savoir non académique qui mériteraient une utilisation plus fréquente et dont bénéficieraient les générations en devenir. Commence à s’organiser la mise en place une fois par semaine, de cet espace de mots, dans un restaurant sensible à l’animation et à la communication.