Au commencement était l’habitation où le système de domination/soumission régi par le Code Noir a façonné les comportements entre les femmes et les hommes, dont les effets délétères ont eu du mal à s’estomper. Le premier critère déterminant a été cet article de loi : « Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront au maître des femmes esclaves et non à ceux des maris si le mari et la femme ont des maîtres différents.»
Engendrer, naître, sont des fonctions que l’humanité partage avec toutes les autres créatures. Pour que ces fonctions soient humaines, il faut aux humains les sertir dans des mots, puis dans des phrases qui donnent autant sens à la sécurité des individus qu’à celle de leur descendance. Il y eut des lois sur cette terre pour régir le rôle respectif des femmes et des hommes, leurs charges, leurs droits. Ainsi en est-il des lois d’interdit qui délimitent les conditions de juste procréation et le mode d’intégration sociale des individus. Un étroit rapport réunit les mœurs aux lois écrites d’un temps. Les lois écrites devraient servir de tuteur à la conscience responsable : les mœurs qui ne sont que les mouvements des corps et des cœurs s’y enroulent.
Au regard de cet article du code noir se dessinent deux pères : un père symbolique, père de la loi, père idéal, et un père d’une filiation incertaine, impuissant et soumis. L’homme réduit en esclavage n’est que le géniteur d’enfants unis à un dieu parental père et mère à la fois.
Se mettent en place dès lors des bases qui perturbent les échanges symboliquesamenant une rupture des repères idéologiques parentaux. La mère est omnipotente, toute puissante, omniprésente, aimante, dévorante ou phallique, elle est investie au premier plan comme mère providence.
La filiation est toujours une filiation à la mère en réponse à une paternité mise en doute. Cette loi qui écarte les pères de ces lieux ordinaires où ils devraient être, ne justifie pas son inconsistance d’homme incapable de gagner l’entière confiance de la femme dans une relation apaisée durant ces temps de tourmentes.
Deux proverbes : « Pwemiè lenemi aw sé mawi aw et nom pa bon »[1]aux énoncés lapidaires disent pour l’un la méfiance de la cohabitation avec l’être mauvais à l’affût d’une faute ou d’un manquement, dont la présence n’induit aucune sérénité, ancré dans une sphère où la parole le désigne adversaire d’une épouse victime à venir dans une relation faussée à la base. L’autre affirme qu’agresseur depuis le départ il ne peut prétendre être aimé. Nous sommes là dans l’inquiétant et le familier. Pourquoi ? Parce que dans les temps révolus de l’esclavage, était désigné comme étalon le plus beau mâle de la plantation dont un des rôles était d’ensemencer des femmes réduites en esclavage, afin de constituer un cheptel humain au moindre coût.
La seule injonction : « Distribues ta semence » le ravalait à un membre fécond, chosifiant son sexe comme instrument de soumission, de jouissance et en même temps de torture. Soumission à la loi du dominateur, jouissance de ce même dominateur par procuration. De plus, le maître dont l’épouse feignait d’ignorer les agissements auprès de belles et jeunes esclaves désignées pour sa couche, en disposait au gré de son plaisir, à leurs corps défendant sans que l’homme habitant parfois la case ne réagisse. Cette blessure narcissique plus profonde pour le féminin a orienté la rancœur contre cette présence/absence, le rabaissant au stade de personnage inutile, incapable de défendre la femme et l’enfant.
La décision de bannissement l’a inscrit au registre de la dette. Rien ne s’hérite tant que le bannissement. Le sentiment d’être étranger à lui-même, de n’exister que de façon fugitive dans le regard de l’autre, mal ancré dans l’espace familial et impuissant face aux forces incompréhensibles qui régissent son monde, fait que sa quête vient parfois se cogner aux murs, se blesser aux autres, cherchant un cadre, des limites, un contenant qui lui donne forme et le rassure sur ce qu’il est devenu. Menacé par la toute-puissance des forces fantasmées de la paternité, il doit s’engager dans le bal des désillusions.
Le père réel est partout et jamais à sa place et chercher sa maison équivaut à la perdre. Tantôt paré d’or et maître du monde, tantôt en guenilles et réduit à rien. On cherche son âme comme on peut. Mais comment lutter contre cette frontière qui démêle le connu de l’inconnu, celle qui marque le territoire de l’autre, qui sépare le passé du présent, celle qui départage le conscient de l’inconscient. En même temps, toute limite rogne ou ampute, réveillant les blessures anciennes et rappelant la profonde détresse cachée dans les fantasmes de l’omnipotence.
Comment dès lors faire couple ? Comment construire la famille ?
Le temps de liberté a érigé une famille sous le modèle judéo chrétien. La déculturation n’autorisant pas les structures du modèle africain. A côté de la famille nucléaire, mère, père, enfant, s’est édifiée la famille élargie : trois générations de femmes vivant sous un même toit avec les enfants, la grand-mère étant le chef de famille. Le masculin à l’extérieur conserve une image d’homme volage, géniteur de nombreux enfants. La pluri paternité de la misère a consolidé des formes de solidarité qui ont doté des générations d’une assise sécuritaire et affective.
Les trois grandes figures familiales étaient : la grand-mère, la mère et la marraine. Cette dernière était choisie dans une classe sociale acceptable et s’arrogeait le droit d’intervenir en cas de conflit ou de décision contrastée. Elle pouvait en cas de maltraitance emmener l’enfant sans intervention juridique, surtout quand elle faisait partie de la famille : tante ou cousine. L’aide financière apportée à sa pupille lui octroyait une place de choix doublée d’une affection réciproque ; elle était considérée comme une remplaçante de la mère qui ne se dérobait pas aux responsabilités.
La grand-mère était investie au premier plan. Elle avait charge de famille et seule sa parole prévalait ce qui faisait de la mère une enfant (fille de), représentation qui perdure encore. Son avis venait après celui de la grand-mère, elle était logée gratuitement et partageait rarement les dépenses. Grand-mère filet quand l’emploi obligeait la fille à être hors la maison, elle nourrissait gardait, chérissait les petits enfants. Les allocations familiales ne lui étaient pas versées mais en retour elle exerçait une surveillance continue sur les fréquentations masculines, se mêlant de tout, désireuse d’un accès à l’honorabilité pour son enfant.
Le mariage revêtait une grande importance : changement de statut social, représentation chrétienne du modèle, entrée dans une autre famille avec qui faire groupe. Ici on épouse rarement une personne, on épouse une famille. Quand arrivent les difficultés se sont deux familles qui s’affrontent encore aujourd’hui.
Une quatrième figure féminine à prendre en compte, figure d’entourage et de proximité, liens tissés de connivence : les voisines. Elles étaient les yeux du contrôle social quand elles n’intervenaient pas elles-mêmes, obligeant les dissipés à mettre un frein à leur mauvaise conduite.
L’enfant de la famille élargie, élevé avec sévérité afin de ne pas faire honteà sa mère était corrigé si nécessaire, jusqu’aux blessures infligées par les ceintures, les cordes ou les martinets. Un mot d’ordre généralisé : le respect.
Les corrections aux cris justifiés ne donnaient lieu à aucune désapprobation, les maisons à l’entour résonnant des mêmes pleurs, hoquets et hurlements. Le bébé n’était pas programmé mais était le bienvenu, une fois né. Aucun désir d’enfant n’affleurait à l’imaginaire et l’absence de contraception faisait parler d’accident.
La désespérance aidait à le déposer chez une parente, oubliant d’aller le rechercher, forme d’abandon dans un non dit, échappant à l’angoisse de l’infanticide. En grandissant il lui était imposé des tâches domestiques intérieures pour les filles, extérieures pour les garçons. Le fais ça pour moi déplaçait les corps dans un habitat où il était difficile de s’isoler. Chacun devant savoir ce que faisait l’autre. La différence d’éducation entre filles et garçons était nette et conditionnait les rôles futurs. On s’exprimait très peu.
La fille devait éviter de coiffer catherinette et si sa vingt cinquième année se terminait sans enfant, la représentation la jetait en pâture aux mauvais jugements : elle avait fait plusieurs avortements, vicieuse connaissant le moyen de ne pas tomber enceinte, passible de la malédiction divine pour avoir transgressé les règles. La pluri paternité de la misère dont elle souffrait, sans trouver de solution la couronnait mère de plusieurs enfants de pères différents.
Sans emploi, l’amour pour réconfort, les rapports sexuels en absence de contraception, faisaient la lie de son devenir. Un ou deux enfants d’un amant fugitif, la promesse d’aide secourable d’un second, la naïveté de croire à la force des liens, le passage marqué par une naissance pour autre papillon butineur, la voilà chargée d’âmes, sans sécurité financière, les allocations familiales ne lui ouvrant des droits qu’à partir de 1946. « Mwin aye o pain an twouvé viand. »[2]Sans cette solidarité de la famille élargie, elle ne se serait pas tirée d’affaire.
Quand l’emploi lui octroie le privilège d’un habitat séparé, la famille élargie se délite mais les valeurs de solidarité demeurent et restent le socle de la relation mère/fille, à telle enseigne que la grand-mère affaiblie bénéficie d’un enfant bâton de vieillesse appelé enfant soignant dans d’autres cultures.
Le foyer monoparental s’érige sur une mère ayant à charge des enfants de moins en moins nombreux, la contraception, les avortements, la dénatalité instituant une coupure avec le modèle maternel. Le visiting rend le père de moins en moins incertain, mais il n’en reste pas moins décrié à cause de la place des corps, de la place du corps maternel rassurant et son ombre inquiétante pour lui.
Comment faire couple quand de façon inconsciente il est évacué par des comportements qui le tiennent hors la maison, alors que la femme s’en plaint ? Comment faire couple quand l’allocation parent isolé(API) prive de son nom durant trois ans un enfant qu’il n’aura plus le loisir de reconnaître, parti depuis longtemps vers un ailleurs plus caressant ? Comment cet homme au pouvoir déserté pourrait-il occuper un espace dans l’imaginaire des enfants, lui qui est en mal de lui-même ?
Les mots qui le font chevalier paré d’un habit d’or dans la bouche féminine, clôturent sa tombe fleurie par une veuve conservatrice d’images positives. C’est vrai que le bon père est le père mort. Mais quand l’espace habité résonne de sa présence/absence, il est présenté comme un héros dépouillé de ses attributs, ligoté dans un désir contradictoire, déshabillé de ses certitudes paternelles, incapable d’accompagner ses enfants dans la traversée de la vie : il est miniaturisé.
Le concubinage ne donne pas de coup d’arrêt à son libertinage. Il s’aligne sur la représentation. Sa force réside dans sa virilité, c’est en cela qu’il est reconnu et puisque virilité se confond avec fertilité, on remarquera son exploit au nombre d’enfants. La modernité dans le vent de la contraception et de l’avortement le dévirilisera. Que lui reste t-il alors ?
Comment faire famille ?
La famille nucléaire accueillait souvent une vieille tante seule et affaiblie et aussi un enfant du mari, parfois celui de la femme avant mariage avec un amant. Elle avait son originalité propre. Aujourd’hui elle se rapproche de la famille nucléaire universelle normée. Le père était la figure d’autorité à qui le rôle de père fouettard était dévolu. Il ne prenait pas part aux tâches domestiques (la femme était au foyer), participait peu à l’éducation des enfants. Mais le couple est une mise en commun de deux imaginaires.
La femme et l’homme n’ont pas une psyché identique. La psyché s’édifie par ce qui est transmis par les parents. La sexualité est une large gamme de comportements, d’états émotionnels et de pratiques socio culturelles. Régulée par des normes sociales qui indique ce qui est obligatoire, valorisé, anormal ou interdit, elle change en fonction de l’évolution des sociétés.
La famille influencée par les anciens principes catholiques, ne permet pas encore l’épanouissement sexuel de la femme, alors que l’homme s’autorise la femme de jardin ou seconde, une maîtresse qui ne dit pas son nom. La confidence à la mère ne reçoit comme réponse que : « Cela ne tue pas, ton père aussi. » Il n’est nullement question d’attendre un quelconque soutien du côté de la belle-mère, elle fait partie du ménage, ayant son mot à dire de désapprobation à propos de sa bru jamais assez bien pour elle. Certaines mères de l’époux fréquentent la maîtresse avec un double objectif : humilier la femme du fils et tirer partie et avantages financiers augmentés de services rendus par la maîtresse. Quand les griefs s’accumulent et fusent, les deux mères rentrent dans la bataille.
L’homme père/fils très attaché à sa mère suivait une trajectoire aux circonvolutions anciennes. Son destin était tracé, il acceptait d’être le perdant retranché derrière le masque de la facilité, dépourvu d’héroïsme et d’honnêteté. Avait-il conscience d’infliger des blessures nominales quand il reconnaissait ses garçons sans le faire pour ses filles, les mettant hors filiation, hors lignée paternelle, les privant d’héritage ?
Des enfants ont été reconnus par méritocratie, après réussite, à l’âge adulte. Certains n’ont eu que l’officier d’état-civil pour témoin d’une déclaration tardive de reconnaissance sans en informer les intéressés et leur mère. Les privés de nom, les demi-apparentés après aveu des mères ont été parfois sujet à une anesthésie des sentiments afin d’éviter souffrance, frustration et déception. Difficile, très difficile au moment de l’adolescence, quand entraîné dans une sarabande folle où l’âme et le corps se cherchent, l’âge des transmutations et des troubles de toute nature, de douter d’un père flou et ambigu de qui on ne peut attendre aucune protection pour franchir les obstacles d’une route longue et difficultueuse aux détours nombreux. On se trouve là dans quelque chose d’une puissance paternelle à rayer.
Que reste t-il dans la famille actuelle de cette transmission atavique ? Quel est le rôle du père ? Est-il de continuité ou de rupture ? La représentation de la mère est elle inchangée ? De quel modèle s’inspire t-il?
Aujourd’hui face à l’accroissement des violences intra familiales, la question primordiale est de se demander où se situe la LOI
La famille devrait être :
- Une unité fonctionnelle donnant confort et hygiène
- Un lieu de communication, matrice relationnelle pour l’individu
- Un lieu de stabilité, de pérennité malgré ou/et grâce aux changements que le groupe peut opérer
- Un lieu de construction de l’identité individuelle et de transmission générationnelle garant de la filiation.
Hélène MIGEREL
Saint-Claude le 19 septembre 2018
[1]Ton ennemi principal est ton mari et les hommes ne sont pas bons.
[2]A la recherche d’un soutien financier et affectif, je ramène une bouche à nourrir.