La mère depuis toujours est nimbée d’une aura d’amour, de respect. Au sein de la famille, elle assume tous les rôles combien même une activité professionnelle priverait la maison de sa présence plusieurs heures par jour. Elle redouble d’ingéniosité et d’attentions quand, chargée d’âmes, parent seul, elle élève les enfants sans l’aide d’un environnement/ressource qui auparavant, palliait l’urgence ou la difficulté. Les filles et les garçons conscients de la valeur/refuge dont ils ont tiré bénéfice, facteur d’équilibre et de bien-être, n’envisagent pas qu’elle puisse un jour se retrouver face à des difficultés de quelque ordre que ce soit. L’accent est mis sur nourrir pour être nourri à son tour. Vieillissante, elle est sacralisée. Entourée d’un halo protecteur, ses maladies dégénératives ou non, sont l’objet d’un accompagnement, d’un suivi des dossiers classées sur ordinateur filial, d’une sollicitude de tous les instants.
En dehors de toute loi stipulant que la prise en charge parentale est une obligation sous peine d’être sanctionnée par une ponction sur salaire en cas de placement en EPAHD, la progéniture de façon spontanée assume les défaillances physiques ou mentales, le moment venu. La fierté d’être descendant d’une centenaire dit en filigrane la qualité de l’espèce dont on est issu, mais aussi la force et le courage déployés tout au long d’une vie face aux aléas de l’adversité.
Les sociétés avec ses avancées technologiques ont introduit l’idée que les maladies pouvaient être vaincues par le biais de soins médicaux au sein du système hospitalier. Le combat pour maintenir le plus longtemps possible un humain dans un lit d’hôpital était une victoire pour la médecine qui devenait toute-puissante, et introduisait en même temps l’espérance de l’immortalité inscrit dans l’inconscient. L’inconscient n’a pas d’âge. Puis vint le temps de la restriction budgétaire. L’hôpital perdait des lits, réduisait la durée du séjour, manquait d’équipements novateurs, perdait sa capacité à conserver sa mission de départ : soigner à défaut de guérir. Les premiers à en faire les frais étaient les personnes au grand âge.
La pandémie de coronavirus n’a fait qu’exacerber une ignominie chuchotée, incompréhensible, celle de laisser pour compte les humains de plus de 60 ans, de les priver de transport vers l’hôpital quand leur état le nécessitait. Les urgences hospitalières devenaient un luxe selon des critères de l’âge. Une ruse était parfois trouvée, la dissimulation de l’année de naissance. L’accueil ne permettait plus un encombrement d’une catégorie de la population qui avait payé des cotisations sociales durant toute une vie de labeur et qui subissait ostracisme et discrimination. Que dire à la souffrance allongée dans un lit en attente de soulagement ? Que la prise en charge n’est pas possible parce que les années se sont entêtées à s’accumuler ? L’espérance de vie, l’entretien du corps, les soins de beauté, la conscience de soi, ont contribué à donner un dynamisme exceptionnel aux personnes de 60 ans, à peine la retraite entamée. Malades, elles sont victimes de rejet médical, elles n’ont droit à quelques bouffées d’oxygène seulement si le médecin référent arrive à en prescrire et surtout à en obtenir avec concentrateur.
La pandémie est un révélateur de formes inédites de cruauté. Rappelons que l’exclusion plonge la victime dans un état de stupeur émotionnel. Sorte de neutralité psychique, elle participe à une déconstruction cognitive dont les signes sont une perception allongée du temps, favorisant l’ennui, une absence de projection dans le futur, une perte de sens menant parfois au désespoir. La faible réactivité et le ralentissement psychomoteur (refus de l’effort), sont des moyens mis en place pour ne plus penser et oublier une image de soi que la confrontation à ce rejet a rendu insupportable et humiliante.
Le tri opère une aggravation de la situation quand la sanction est doublée du refus de la vaccination. Les vaccinés d’abord. Les 60 ans non vaccinés, accèdent au couloir de l’urgence et y restent par un simulacre d’abandon de l’accompagnant : déposer et s’en aller sans se retourner. Cela se passe en Guadeloupe en 2021. Semblable à un acte délictueux, une transgression des frontières de l’interdit, les poumons haletants formulent l’espoir d’un apaisement malgré l’angoisse générée par les battements accélérés du cœur. Les larmes silencieuses de ces femmes, de ces hommes, lors de la narration de ces situations, creusent les sillons d’une mémoire douloureuse nouvelle en ajout à la mémoire traumatique ancienne. Le refoulé fait retour.
Paradoxalement dans le soin se donne à voir une société anti-âge qui fait face à l’admiration envers cette frange de plus en plus nombreuse de la population des 100 ans qui ne semble pas être un fardeau pour la parentèle. Le pourcentage des personnes maintenues à domicile est plus élevé que celui de la mise en EPAHD. Ainsi la dimension psychosociale associée au contexte du vieillissement reste ici peu abordée. Dans d’autres pays, le problème économique est largement évoqué, le paiement des retraites se retrouvant au centre des préoccupations.
Du point de vue de la santé, l’âge constitue un facteur de risque dans un grand nombre de maladies. Deux représentations de la vieillesse s’affrontent : ici culturellement la vieillesse se teinte de notions de sagesse, de transmission, d’expériences, de partage de valeurs. De l’autre, la version négative européanisée, met en exergue, le fardeau, la sénilité, l’inutilité, la ségrégation et le mépris. Ces stéréotypes négatifs liés à l’âge heurtent très fortement les enfants qui n’acceptent pas du tout le tri et la stigmatisation dont sont victimes leurs parents et surtout leurs mères :« Celle qui m’a élevé, ne mérite pas une telle discrimination. ». Ce constat pourrait être intégré dans des débats d’ordre éthique sur des questions de différence de culture et de représentation. Une ouverture probable avec la création depuis un mois de l’application COVIDOM, centre de surveillance et de maintien du lien avec les personnes positives qui pourrait peut-être ne pas s’inspirer de cette discrimination due à l’âge.
Quand survient la mort à l’hôpital de personnes décédées ou suspectées d’être décédées de la Covid 19, l’incompréhensible heurte l’imaginaire. Ce temps de sacralité dédié au trépassé s’agissant des rituels mortuaires, de la consolidation des liens sociaux, de l’affirmation de l’appartenance, de l’accomplissement des dernières volontés, ce temps est aboli. La prise en charge des personnes décédées, a été complétement transformée, tant pour la toilette et les soins à apporter au corps que pour la mise en bière qui est immédiate. Le corps mort est enveloppé dans une housse mortuaire imperméable avec identification du défunt et l’heure du décès inscrit sur la housse. Pas de dernière caresse, pas d’habit de dernier passage préparé à l’avance et rangé précautionneusement dans l’armoire dans l’attente de ce moment, pas de présentation aux proches, d’exposition aux regards s’assurant de cette ultime réalité et surtout pas de veillée garant de l’amorce du travail de deuil.
Des familles en France ont accusé l’Etat d’excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat. Ce recours a été annulé par un arrêt du 22 décembre 2020. Mais dans un sursaut d’humanité, devant l’évidence des dispositions requises par l’entêtement de l’Etat qui portent atteinte de façon disproportionnée au droit à une vie privée et familiale normale, le Conseil d’Etat par décret n°2021-51 du 21 janvier 2021, a posé un nouveau cadre juridique qui ne modifie pas fondamentalement les restrictions imposées par le gouvernement. La souffrance induite par ces restrictions se teintent d’amertume au jugé de ce qui se fait pour certains décédés. Le respect de la jauge préconisée n’est pas respecté, la présentation du corps autorise la parentèle à accepter l’évidence, la veillée scelle l’hommage à l’être opérant la traversée et le voyage : « La monté an filao ». Ainsi, l’inhumanité s’allie à l’injuste.
L’affirmation d’écourtement de la vie révolte les familles opposées à l’euthanasie et bouscule les pratiques ordinaires d’accompagnement jusqu’au bout de la vie, c’est-à-dire les soins palliatifs. L’interdit n’a plus cours dès lors que le protocole ancien inscrit dans l’ordre moral, permet son utilisation. Oser l’étendre au domicile est d’un grand embarras pour l’exécutant dont le mode de pensée culturel induit une contradiction. La représentation de la mort emprunte deux voies :
- La mort est destin puisqu’elle est inscrite dans l’humain depuis sa naissance par la décision divine.
- La mort peut être aussi provoquée par la volonté d’un malfaisant employant les pratiques sorcellaires. L’humain prend alors le pas sur le divin. Ces deux représentations co-existent chez le même antillais.
En cas de mort provoquée, le défunt rôde sur terre attendant son tour. Dieu tient strictement ses comptes. Le décédé se manifeste par le truchement des sens des humains : l’odorat, le toucher, la sensibilité. L’abrègement de la vie perturbe les imaginaires qui n’osent pas s’exprimer dans un monde où la rationalité se moque du culturel. Le médical sous-tend l’objet de la perturbation psychique, comme si la douleur morale avait besoin en plus de ce vecteur pour l’aggraver. La question du deuil impossible à faire compte tenu de ces préoccupations édictées, devrait orienter la réflexion, autant que faire ce peut, sur des dispositifs à mettre en place tenant compte de la sécurité sanitaire et des éléments socio affectifs des familles endeuillées.
Fait à Saint-Claude le 26 septembre 2021