Carnaval enfin

cc Bénédicte Jourdier

Les corps s’égaient accompagnés de chants, de battements de tambour, de cris libérateurs de stress. Après le marronnage du début ou indécision préfectorale, insistance puis acceptation sous conditions de mucus nasal sain, les groupes défilent accélérant les battements de cœur, preuve de vie et d’espérance de sortie de crise sanitaire. 

Ce carnaval est différent des autres parce que l’incertitude a étendu son emprise sur une année entière. Tributaire de la circulation du virus, de l’occupation des lits d’hospitalisation, de la limitation kilométrique, la morosité n’a laissé qu’une opportunité aux carnavaliers, celle de venir de temps en temps au local partager un repas, en respectant jauge et gestes barrières, discourant sur l’absence de perspective. Rien de pire que le doute qui gomme la créativité de costumes, de chorégraphie, de thème fédérateur. Que va-t-on pouvoir faire passer comme message, si les corps ne foulent pas le sol des rues aux abords desquels s’alignent les spectateurs ? Et pourtant, dans l’urgence, l’adaptation des chefs de file a dépassé toutes les audaces. Faire l’inventaire de l’existant, l’examiner, lui donner un nouveau contour, y ajouter de la couleur en relation avec le moment présent, rouvrir malles et greniers où la mémoire des costumes y sommeillait, tailler, coudre, nouer, selon les directives de la réunion du mardi. Défilé du samedi, défilé du dimanche, les atours devaient créer la surprise. Pas de monotonie. L’important : la cohésion, l’uniformité, signant l’appartenance à un mouvement culturel porteur de règles strictes. 

L’organisation

Le carnaval est la folie du peuple dit-on. Cependant ce qui se donne à voir, ne décrit pas exactement l’ordre intérieur instauré. Certes, les corps semblent libres d’occuper l’espace, mais un espace codifié d’avance. Chacun est à un poste dédié et doit s’y tenir. La répartition s’établit en accord tacite à un organigramme verbalisé, outil de contrôle du groupe, garant de l’absence de débordement. Les membres en tête du défilé donnent la cadence, accélérant ou ralentissant selon la configuration du terrain, ils maintiennent la distance avec le groupe précédent, gardiens du rythme et du porte drapeau visible. Par exemple le mas à SenJan n’a pas la même allure que Voukoum ou que Akiyo. La lenteur adoptée du premier est en rapport avec l’historique de sa constitution. Les carnavaliers qui encadrent et contiennent les participants se situent de part et d’autre, veillant à ce que nul élément étranger ne s’introduise en douce, semant le trouble ; ceux de l’arrière marquent les limites.

Ainsi s’édifie un rectangle de contrôle de 3.000 à 4.000 participants, d’où personne ne s’extirpe ou ne s’éloigne de son poste. La rigueur est toujours agie puisque l’individualité n’a pas sa raison d’être. Contrairement au mas maten, libre de toute règle, ouvert à tout venant, comme il est, sans costume ni adhésion, entraîné par la foule à vive allure, arpentant les rues. Une fois on a dénombré 10.000 personnes qui s’étaient retrouvés emporté par le flot d’inconnus, sans programme, excepté celui de marcher avec d’autres, de mêler leurs voix aux cris et aux chants d’humains contents de trouver un exutoire à leurs soucis quotidiens.

Ce franc succès doit interpeller sur la nécessité pour la population de donner libre cours à la frénésie des corps montrés aux messages lisibles en direction de tous : du gouvernement, des élus locaux, des employeurs, clameurs identitaires, désirs inconscients, postures de désapprobation, que les ailes de Pégase chargées de tous les ressentis élèvent vers les cieux. Les mas à caisse claire ont leurs gardiens encadrants, non déguisés, organisateurs identifiés qui réglementent les possibles intrusions de spectateurs attirés pas tant de beautés déployées en un seul lieu. Les petits ne sont jamais quittés des yeux, avançant sur leurs courtes jambes/courage qui ne faiblissent pas, malgré les intempéries, au gré du rythme des musiciens. Leur nombre était en baisse cette année, la préparation au carnaval s’étale sur six mois voire plus. La distribution de boissons, de nourriture, véritable institution codifiée, souligne l’indéfectible organisation de ces manifestations festives.

Les thèmes

 A défaut d’un thème défini par la fédération, fil conducteur d’une tendance respectée par la plupart des candidats au concours, ce sont des thèmes reflets de l’actualité qui se sont affichés, maintenant la conscience dans un ancrage au réel : l’obligation vaccinale, la condition des suspendus, la guerre russe, la mort. La rue du Mardi Gras a accueilli en ouverture aux défilés, piki voukoum, énorme seringue au double sens, injection de culture bienfaisante, injection forcée de soumission à l’autorité. 

En même temps, une collecte organisée pour venir en aide aux soignants, donnait toute la dimension d’un prisme de solidarité toujours au premier plan. La Russie et l’Ukraine amenées sous le soleil de Guadeloupe signalait la détresse des populations civiles sous les bombardements comme pour dire la cruauté des dirigeants des pays envahisseurs selon le gré de leurs intérêts. La mémoire sélective semble gommer des pans de l’histoire de l’humanité. En filigrane, se profile la peur qui doit rester vivace, bien entretenue, afin que s’installe une insécurité et son besoin de protection. La Guadeloupe à des milliers de kilomètres doit faire des cauchemars de néantisation nucléaire ? Pourquoi, quelle logique le démontre ? La peur remplit une fonction et à quelques mois de l’élection présidentielle, la brandir, n’étonne pas les observateurs.

L’ingéniosité a récupéré la trame traditionnelle de la fête. Le mariage burlesque beaucoup plus remarqué que les autres années, avait perdu un public qui ne se déplaçait plus, comme économisant les pas pour la pavane et sa magnificence. Le lever en pyjama, ancêtre du mas maten, a eu lieu, dans sa configuration ancestrale, lui qui avait subi une grande désaffection. C’était comme si les structures du passé devaient reprendre vie par crainte de tomber dans l’oubli, comme si le manque de moyens financiers d’une époque ressurgissait rappelant que le faste pouvait disparaître et mettre à nu une condition somme toute précaire. Sans frivolités nouvelles, les usages de l’existant sont venus se heurter à la superficialité de la modernité. Leçon à mettre à l’étude en vue d’une réflexion féconde en guise de construction de soi. 

Les foules se remplissaient de cette joie libérée, contemplant la vie libre de toutes contraintes, s’identifiant aux uns et aux autres à travers une gaieté communicative, prises dans l’étau d’une émotion peu gérée. Les larmes de certains (il pleuvait dans leurs yeux, bien sûr) disaient le poids de l’enfermement, des menaces, de l’angoisse, du stress, qui depuis deux ans ne permettait aucune échappée belle, aucune lueur d’une embellie salvatrice et libératrice. Une petite semaine de liesse, grandiose à différents égards, a autorisé de reprendre goût au quotidien, à aborder avec plus de contentement les perspectives. Pour certains, la renaissance est amorcée, combien même tous les problèmes ne seraient pas réglés, ils savent que cette population a conservé son incroyable pouvoir de réhabilitation de soi, et sa capacité à se reconstruire. 

Jeudi, ces corps redevenus sages auront retrouvé leurs places dans des vêtements stricts en gardant la mémoire d’un débridement permis, jusqu’à la prochaine fois. Ils seront à la mi-carême dans les rues où ils ont humecté le sol de sueurs tombées de peaux ruisselantes, dans des déhanchés frénétiques. Il était temps pour le mieux-être de tous de lever ces interdits qui devenaient non-sens. Depuis le 2 mars l’état d’urgence sanitaire est levé en Guyane et à Mayotte. Le pass vaccinal sera suspendu à compter du 14 mars en France. Et la Guadeloupe ? Le préfet de Corse à fait le choix de ne pas appliquer le pass vaccinal, il en avait le pouvoir.

Fait à Saint-Claude le 5 mars 2022

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