Dans toutes les sociétés, les adolescents, les femmes et les hommes aperçoivent des entités cependant invisibles pour l’entourage. Appelés fantôme, lespwi, zombi selon les cultures, ils imprègnent l’imaginaire collectif et se divisent en plusieurs catégories.
Les inoffensifs : décédés qui errent aux alentours des maisons, dans les trois et quatre chemins (lieux magiques). La mort est programmée depuis la naissance par Dieu : elle est destin. Cependant les puissances maléfiques terrestres surpassent les desseins divins. Dès lors on meurt avant son heure par le truchement d’une demande au sorcier. On tue les personnes à distance selon la croyance antillaise. Mais Dieu tient rigoureusement ses comptes et le décédé avant l’heure erre, attendant son tour. Animé d’aucune mauvaise intention, il se manifeste en frôlant le vivant lui donnant la chair de poule, faisant se dresser ses cheveux sur sa tête, libère des mauvaises odeurs, apparaît sous forme d’ombre ou de dos. L’homme sans tête dont l’origine est irlandaise ou américaine ou hollandaise parcourt tous les territoires sans être assigné à une culture donnée. Il s’aperçoit toujours au loin, perdu dans un paysage rural ou sur un chemin désert. La fuite du passant n’a d’égal que sa frayeur. La Guadeloupe évoque l’homme sans tête dans une chanson que ne fredonne que les gens qui ne craignent rien. A l’évocation de son nom, il pourrait accourir.
Les perturbateurs des maisons hantées, morts victimes d’une tragédie qui restent sur les lieux de leur malheur, semblables aux fantômes européens. Ou alors la survenue d’une délégation issue de maléfices demandés par un jaloux (jusqu’à sept esprits levés de leur tombe par le sorcier), qui sème désordre et zizanie. La nuit ils font du bruit troublant le sommeil des victimes. Il suffit de mettre du sable aux quatre coins d’une pièce, leur ordonnant d’en compter les grains pour celui qui a la maîtrise de la situation. En Allemagne l’esprit frappeur ou poltergeist rentre dans la catégorie des phénomènes paranormaux. Spontanés et répétitifs, les déplacements d’objets, les coups sonores sont le plus souvent liés à la présence d’un adolescent perturbé. L’humain en butte à ces manifestations ne comprend pas toujours ce qui lui arrive, il fait le tour des praticiens capables de lui en fournir une explication et de trouver une solution selon ses champs d’intervention.
En psychiatrie ce vécu est répertorié parmi les délires hallucinatoires (auditifs, cénesthésiques, et visuels) et sont traités par des médicaments. Une autre voie d’interprétation tient compte de la culture dans son expression de mal-être. C’est dire que cela peut relever d’une pathologie mentale ou n’être qu’un mode de restitution d’’une souffrance étalée d’une façon singulière : projection externe de conflits psychiques internes aux individus concernés auxquels il faut trouver un sens. La religion donne contours à la présence d’entité démoniaque formalisant l’exorcisme pratiquée par un prêtre nommé à cet effet. Après moult échecs des gadé zafé, la consultation psychologique vient en ultime recours.
Qui voit les esprits ?
La prédestination touche le bébé né avec un morceau de placenta sur la tête, la coiffe. Le né coiffé est souvent malade. Seul le vœu à la vierge lui accorde une protection durable. Habillé de blanc et de bleu, l’uniforme scolaire d’aujourd’hui contrarie le plein effet de cette disposition. L’âge d’adolescence renforce les malaises dus à la vision des esprits, autant que les insupportables fréquentations de l’église et du cimetière. Les prédictions spontanées accentuent la méfiance et les incompréhensions de l’entourage. La vue des invisibles ne lui cause pas de surprise au point d’apercevoir celui qui accompagne une personne à son insu. Il le voit de face alors que la victime ne se rend pas compte de l’intrus qu’elle emmène partout, sans relier la malchance dont elle se plaint à ce compagnon d’office, envoyé par un malfaisant par le truchement d’un sorcier payé grassement. La mère du né coiffé peut décider de lui éviter les tourments, quand nourrisson, elle lui fait ingérer des pellicules de coiffe pulvérisées dans le biberon destinées à chasser plus tard les apparitions. Si les visions persistent et deviennent dérangeantes, à la sortie de l’adolescence des rituels d’expulsion sont pratiqués. Quand l’âge adulte détecte l’opportunité d’une exploitation ésotérique, une professionnalisation démontre une maîtrise avérée de domestication des invisibles, après une prise en charge par un maître expérimenté. Ce dernier inculque à l’élève des principes de base qu’il développera selon les caractéristiques de sa relation aux invisibles. L’initiation diffère d’une personne à l’autre, elle est individuelle. Le groupe ne fait pas partie des pratiques de ce maitre comme dans la culture Masaï où les adolescents partent au fond des bois avec un initiateur pour être confrontés à des épreuves et en sortir Morane et guerrier apte à prendre femme.
Toute personne peut voir des esprits à un moment de la vie sans qu’une explication rationnelle ne parvienne à lui donner sens. Celui qui chaque soir entend rentrer la chose sous son toit sait qu’il va passer une nuit au sommeil entrecoupé de brusques sursauts. Il devine que cela s’apparente à un soucougnan ou volan qu’il n’a jamais vu. Toutes les neuvaines et les consultations magiques n’ont pas réussi à faire cesser ce tintamarre. Il reste persuadé que des problèmes de succession ont déclenché l’envie de certains héritiers de l’éliminer. Il s’isole, ne reçoit personne, vit en reclus. L’habitude n’a pourtant pas gommé la crainte d’une attaque. Il veille, s’arme de bâton, organisant sa défense dans le fond de son lit. Il ne voit pas la chose, mais il l’entend depuis des années. Elle n’est pas pour autant devenue familière quand bien même elle arrive à heure fixe : 19 heures et repart à 05 heures. Le supplice ne s’est pas atténué avec le temps.
Une dame voit souvent une ombre s’échapper de sa chambre, elle suppose que c’est la même qui cogne de l’autre côté de la cloison. Les parfumages lui ont donné un répit vite enfui. Elle ignore la cause de cet acharnement. Les pleurs nocturnes qui ont fini par perler de larmes les murs de la maison ont amené une autre à chercher l’historique du logement. Un crime horrible y avait été commis. Des neuvaines et un exorcisme avaient donner forme à un corps vêtu d’une longue robe qui s’enfuyait. Les nuits suivantes ne furent qu’apaisement.
Le don surgit depuis la naissance, exemple du bébé né coiffé, mais peut se manifester à l’âge adulte. Il est l’indice d’une sensibilité aux forces occultes. Ne pas seulement voir les esprits, mais les domestiquer pour les dormeuses, les enlever des maisons en les reconduisant dans leurs tombes à l’aide d’un fouet sont le propre des gadézafè.
La dormeuse est un héritage de l’Afrique de l’ouest. Elle officie à la campagne dès 04 heures, pas trop tôt pour la longue file de voiture alignée, propriétaire à l’intérieur. Dans la pièce elle est assise dans son fauteuil, doigts croisés sur un chapelet. Au mur une étagère où se côtoient une vierge, un crucifix, une lampe à huile, une statuette de saint-Michel terrassant le dragon, indiquent que l’aide apportée est en direction du bien contrairement au sorcier pourvoyeur de destruction et de mort. Point n’est besoin de présentation ni de motif de la venue. Elle marmotte, tremble, dodeline de la tête et soudain une voix d’homme ou de femme sort de sa bouche. C’est le saint qui va dire les difficultés en créole s’il est grossier, en français à améliorer et parfois dans une langue pas connue : l’hébreu. La majorité des dormeuses sont des femmes. Elles consultent seules, mais le plus souvent une autre femme les assiste dans l’écriture de l’ordonnance magique. Le saint décrit la situation, évalue le degré d’ensorcellement de la maison en s’y rendant quelque soit le lieu, France ou Guadeloupe, propose le travail ou ordonnance magique ayant pour base des bains, des pèlerinages, des parfumages, des prières. Il parvient à amener par la voix et la posture une maîtresse triomphante qui se gausse de l’épouse. La rareté de cette prestation lui confère une grande renommée. Puis il se retire après avoir dit l’ordonnance magique laissant la dormeuse dans un état d’amnésie. Elle ne sait rien de ce qui s’est raconté. Son corps a été uniquement le réceptacle du saint. Le consultant résume la séance. En cas d’incompréhension des rituels prescrits, elle en donne quelques éclaircissements. Concernant l’hébreu, l’identification est faite par l’assistante. A la seconde consultation, le demandeur ne bénéficiera pas du même saint, c’est une distribution au hasard. Le paiement se fait en espèces. La dormeuse est en voie de disparition par manque de transmission.
Le gadézafè est l’autre figure du tradipraticien qui voit et domestique les esprits. Il a un don. Autarcique quand un ascendant décide de l’initier et de lui transmettre un savoir, libre, quand des images l’assaillent en croisant le passant. La lutte est inégale contre ces forces qui le bat la nuit, le torture en lui envoyant des messages de l’au-delà parce qu’il ne suit pas la voix indiquée. L’accaparement du don est inéluctable et salvateur. En rêve lui sont montrés les outils à utiliser. Les cartes, la boule de cristal, le frottement, ces méthodes peuvent s’apprendre. Ici pas d’instituts de la magie comme en France où sont enseignés la cartomancie, la chiromancie, la lecture des lignes de la main, les cauris, la boule de cristal, l’écriture automatique. Yves LIGNON mathématicien a cree un laboratoire de parapsychologie à l’université de Toulouse le Mitrail. C’est dire que le paranormal s’étudie, se compare. Chaque société a ses propres croyances magiques et religieuses. On observe des ressemblances dans la forme mais l’interprétation diffère parfois sur le fond. Ainsi le diable n’a pas la même force d’emprise qu’en occident. Ici des âmes lui sont donné en échange d’enrichissement (fouille de l’argent gagé, ti mons), ailleurs il s’empare des corps à leur insu et les possède. Le film l’exorciste décrit un phénomène de possession d’une jeune fille que rien ne destinait à vivre une telle expérience. Seule la volonté du démon prime. Pourquoi elle et pas une autre, le mystère demeure. Le dorliss, incube qui à la faveur de la nuit pénètre par le trou de la serrure dans la couche des femmes sans distinction d’âge, est un invisible rattaché à l’histoire colonial. Il est la représentation du désir et de l’interdit de ce désir.
Des gens vivent avec cette perception des esprits parce qu’ils n’ont pas trouvé à s’en défaire. Considéré comme double vue, le phénomène est tu : prix à payer pour ne pas être qualifié d’imposteur, ou de malade mental. L’accommodation les autorise à se penser autre sans trop de souffrance.
La plupart des gadézafè s’adapte à la modernité, une modernité qui a conservé ses invisibles aperçus ou entendus ou sentis mais qui sèment le trouble au sein des humains. La question de croire ou de ne pas croire aux invisibles, est un débat actuel, toujours à l’ordre du jour.
Fait à Saint-Claude le 26 janvier 2024