Que transmettre et comment

Yé krik, yé krak

Si je commence ainsi mon propos, c’est pour rappeler que le conte et son introduction sont représentatifs de la transmission, transmission culturelle d’un patrimoine d’une région, d’un pays qui nomme l’origine donc l’identité.

Once upon a time, disent les anglais, il était une fois chuchote on en France, era se que era murmurent les espagnols.

L’exemple du conte est significatif de ce qui fait sens. Sa transmission comporte un double message puisqu’il s’agit à la fois d’assurer la différenciation du groupe, de préserver son identité (« sois différent,sois fidèle aux valeurs spécifiques de ton groupe d’origine ».) Le second message est « sois conforme face à la société, fais preuve d’une capacité d’adaptation »

Qui transmet.

D’abord la famille qui est un système d’appartenance avec ses références, ses modèles et sa construction identitaire. La famille nucléaire est une famille. La famille monoparentale est aussi une famille. Elle transmet des règles, des valeurs des savoirs faire. Cette transmission est indispensable à la continuité et à la survie du groupe social qui est le creuset d’éléments intergénérationnels autant que transgénérationnels.

Rappelons qu’une génération est un ensemble d’individus qui descend de quelqu’un, du nouveau né à l’aïeul. On est fille de, petite fille de. Aux Antilles le fait de se nommer déclenche la recherche de parentèle, ravivant des souvenirs parfois enfouis, imposant des images occultées volontairement ou non. La notion de génération et la lignée sont en rapport avec la question identitaire : «  D’où je viens, à qui j’appartiens ».Ces éléments constitutifs de la filiation s’ordonnent dans une mémoire collectivequi relie les générations.

La mémoire collective est liée à la transmission intergénérationnelle qui est un héritage pétri de vécus psychiques, de fantasmes, d’images qui organisent l’histoire familiale. Les informations dispensées sont de l’ordre du conscient et de l’inconscient. Pour qu’un enfant puisse s’identifier à sa famille il faut que l’entourage par sa stabilité et sa richesse le lui permette, qu’il ait le temps de voir et de comprendre les modèles de rôles proposés, que ces modèles lui paraissent désirables et accessibles et que la sécurité dégagée par le groupe soit suffisante et l’encourage à organiser sa vie sur un projet lointain. Si ces conditions ne sont pas remplies, sa socialisation ultérieure sera jalonnée de complications.

Tout groupe s’organise en rôles vitaux et les facteurs affectifs deviennent d’une importance majeure. L’organisation des rôles par transfert à tendance à se reproduire dans l’existence future des sujets. La transmission est une réalisation psychique et culturelle. Elle comprend deux éléments de base :

  • Une action, un travail, un mécanisme et un processus (processus par lequel on est autorisé ou non à disposer des informations, à y accéder.)
  • Une différenciation minimum supposée entre deux individus ou deux groupes.

Pour transmettre, il faut une perméabilité suffisante à l’autre : « Cette perméabilité témoigne d’une sécurité interne et d’une assise narcissique suffisante ». La structure familiale peut être vicieuse, les rôles se révéler de mauvais organisateurs. Dans des situations figées, les enfants grandissent, les parents évoluent, le champ des désirs se modifient, les rôles se chargent secrètement de composantes nouvelles, les messages dits ou agis prennent plusieurs sens, souvent défensifs, qui altèrent leurs significations. C’est dire la force de l’impact des contenus transmis.

« Il y a d’abord le message verbal en lui-même, l’affect accompagnant ce message, le lien entre l’émetteur et le récepteur qui définit l’utilisation que doit faire le récepteur du message transmis, le tout secrété et nourri d’images, d’actes et d’émotions antérieurs, héritage transformé, réélaboré, interprétés, parce qu’il ne saurait y avoir de transmission à l’état brut sans transformation opérée par la génération nouvellement dépositaire du patrimoine transmis » ,HALBWACHS 1997

Le processus de sélection de ce qu’il sera jugé bon de transmettre par les ascendants sert à assurer un lignage conforme à leur attente en s’autorisant une gestion adéquate de l’oubli, de ce qu’il convient d’oublier pour assurer la continuité familiale.

La transmission transgénérationnelle

Elle le tenait de sa mère qui le tenait de sa grand-mère, qui le tenait de sa propre mère….La chaîne signifiante fait son apparition. Il me revient cet état de désemparement d’une femme qui avait pour tâche de cuire du riz dans la cuisine de son amie, quand elle réalisa que l’indispensable clou de girofle était manquant. Sa mère et sa grand-mère en utilisait un et un seul en cette occasion. D’après vous qu’est-ce qui arriva ? Une odeur de brûlé enrubannée d’excuses se déposa sur la table.

Si le générationnel qui est un ensemble de phénomènes psychologiques et sociologiques caractéristiques de la notion de génération d’un premier lien de transmission, le transgénérationnel ne saurait souffrir de négligence. La rencontre avec les aînés permet d’en mesurer l’importance. Le concept transgénérationnel apercepte une génération qui peut être à distance, sans contact direct. Il s’exerce dans le sens descendant. Le courant transgénérationnel assure la transmission d’une représentation généralement inconsciente d’une génération à l’autre. Cette transmission est extra verbale, elle concerne au moins deux générations et peut contenir une certaine expression verbale ou ne recouvrir que le silence. Que l’on se souvienne des secrets de famille et de l’acte criminel d’un membre de la deuxième génération quasi identique à celui du grand-père s’agissant du mobile. Croix sur bouche.

Le transgénérationnel a une visée salvatrice quand l’identification peut s’appuyer sur une figure parentale de l’entourage plus ou moins lointaine quand existe une carence familiale ou supposée comme dans le roman familial. Il s’édifie sur un parent investi parfois par la parentèle issue d’une génération antérieure, grand parent suscitant des fantasmes et provoquant des identifications chez un ou plusieurs membres de la famille. Celui-ci devient un objet transgénérationnel qui imprègne le conscient et l’inconscient.

A un récent hommage mortuaire, les petits enfants vivant au loin mais ayant des rencontres sporadiques avec le grand-père, ont chacun porté témoignage de leur admiration pour ce référent érigé en héros et en modèle. Cette identification grand parentale peut avoir un rôle prépondérant parce qu’il participe à la structuration du surmoi. Le surmoi de l’enfant se constitue non pas à l’image des parents, mais à l’image du surmoi des parents, empreint lui-même du contenu générationnel. Ce modèle devient le représentant de la tradition, de tous les jugements de valeur qui subsistent ainsi à travers les générations.

L’objet transgénérationnel peut transmettre la représentation d’un idéal ou d’une dette. Leur accomplissement ou leur résolution devient un but dans la vie. Il peut aussi être un objet œdipien, un lien d’amour qui peut structurer en inversant le sens. Une mère qui a une image idéale de son père transmettra cette image idéale à son fils. Il s’agit de lien contre œdipien à travers trois générations. Il arrive aussi que l’objet transgénérationnel provoque des dysfonctionnements quand dans le couple, l’adoption de deux objets est divergente et contraire et quand chaque mère entre dans la bataille à son insu, les coups portés sont redoutables. : « C’est ta mère qui…Ta fille est comme elle…. Ce n’est pas ta fille ? ». Le génogramme psychique ou l’arbre de vie, selon les auteurs est à rude épreuve.

Evolution et changement

Le socle de la famille a quelque peu vacillé. Le premier modèle, la famille élargie, pour des raisons économiques, trois générations de femmes vivant sous le même toit, avec enfants, la grand-mère étant le chef de famille, a disparu. La transmission passait par l’unique filiation maternelle : lignée de femmes donnant en héritage le père en pâture. « Prémié lenemi aw sé mawi aw, ton premier ennemi c’est ton mari ». L’auto fécondation imaginaire ou la parthénogénèse avait renforcé l’édification des valeurs morales (être seule et parvenir à réussir l’éducation des filles et des garçons), avait imposé d’innombrables interdits comme pour construire une femme forte palliant la défection d’un masculin dévalorisé, miniaturisé. Les traditions, les habitudes s’enseignaient, s’observaient. La famille nucléaire a quelque peu édulcoré ce modèle d’homme dévalorisé en acceptant de partager le pouvoir avec un héros souvent dépourvu d’attributs et parfois évacué de ses lieux ordinaires où se tiennent les pères.

La régulation des naissances, l’épanouissement féminin a encore redistribué les cartes de la transmission.

La famille monoparentale, l’allongement de l’espérance de vie, a brouillé les schémas traditionnels. La transmission inter et transgénérationnelle se fait de cette manière : ce qui est aujourd’hui au-dedans, était autrefois au dehors. Par elle, la réalité évènement devient réalité psychique. « Je me suis mariée mais je sais que deux crabes ne restent pas dans le même trou » dit cette jeune femme. Toute réalité psychique se fonde sur une réalité historique. Quel en est le mécanisme ?

La transmission emprunte deux voies :

  • Une passe par la culture et la tradition à travers le support qui est l’appareil culturel et social et qui assure une continuité de génération en génération.
  • L’autre est formée par cette partie organique de la vie psychique des générations ultérieures.

Ces deux voies se rencontrent pour construire l’extension psychique de la culture et l’inclusion du social dans la psyché. C’est-à-dire que la mémoire collective s’imbrique dans la mémoire individuelle.

Mais est-ce aussi simple aujourd’hui ? Une mémoire existe grâce aux souvenirs qui ne peuvent qu’être collectifs. Qui conserve encore ces souvenirs ? Qui en est le passeur en regard à l’inégalité de l’évolution familiale ? Les enfants ont de plus en plus un rythme différent. L’introduction d’outils informatiques opère insidieusement une scission dans les échanges. L’incitation à se rencontrer ne serait-ce que pour un repas ensemble déclenche des discutions violentes. Les enfants ont les yeux rivés sur les écrans et ne savent plus contempler les étoiles dans le ciel en compagnie des parents chante Celine DION.

En amont du temps, les grands parents témoins précieux de l’histoire en général et de l’histoire des origines ne font que pâles figures de référence. Comme leurs règles éducatives ont conservé leur rigueur, certains préfèrent se passer de la visite et du déjeuner dominical.

L’alimentation occupait une place importante dans les familles où chacun se targuait de cuisiner ses spécialités, les filles en concurrence entre elles et aussi avec la mère. La nouvelle attitude du surgelé tout prêt (trop gras, trop salé avec ajout d’activateur de goût) les commandes et livraison de pizza, diminuent la transmission du savoir-faire maternel et relègue aux oubliettes les fonds de faitout des grands-mères/confiture dont on se délectait. La nostalgie de ces nourritures affectives lors des grands froids en Europe s’est diluée dans les mémoires. « Maman faisait comme ceci, grand-mère faisait comme cela » ne s’évoque plus chez la nouvelle génération au goût moins construit par le geste d’antan qui fourrait dans la bouche en avant première des morceaux de délices cuits en attendant le moment de la dégustation : grand geste d’amour. La chaîne de la transmission est affaiblie. L’intérêt pour cette mémoire collective n’existe pas surtout quand les parents eux-mêmes ne font rien pour l’entretenir.

Chez les descendants, on voit apparaître des différences individuelles accrues ; quelques uns déploient de la curiosité au moment de la puberté et cherchent à acquérir un savoir par le truchement des données informatisées. D’autres ne se posent aucune question : la famille se limite aux parents. Comment dans ce cas sans être porteur des structures essentielles du groupe familial dans son ensemble, c’est-à-dire de l’imaginaire commun, passe-t-on à la fondation de sa propre famille ? Qu’a-t-on à transmettre ? Que peut-t-on transmettre ? Tout déplacement de forces change l’équilibre d’un système. La dynamique d’un groupe dépend de la structure de ce groupe, elle-même dépendante de la culture dans laquelle elle est enchâssée.

On peut supposer que l’information sur la filiation soit une menace pour l’image de la famille et que l’oubli de la transmission une tentative pour éviter des particularismes peu valorisants. Gommer la différence dans un narcissisme familial exacerbé isole le groupe, rend difficile l’établissement de relations avec d’autres que ses membres. Ce qui domine est un désir de conformisme semblable à ce que la société préconise. Gommer les souvenirs c’est faire disparaître toutes traces. Les familles qui effacent leurs aspects jugés anormaux produisent une pathologie de la transmission qui rend l’établissement, la construction d’une famille difficile à la génération suivante. Dans la situation inverse, la conviction d’être exceptionnel, en éradiquant tous les traits estimés banal, arrive au même résultat. La mémoire familiale agit essentiellement en tant que processus, en filtrant les informations, en transmettant de l’oubli.
Les deux messages qui pourraient paraître contradictoires dans l’introduction du conte, sois différent et fidèle à ton groupe et sois conforme, autorise de génération en génération de la créativité et permet de se déterminer entre être conforme et être différent.

Quand aucune chaîne signifiante ne relie un adolescent à son histoire, la vacuité identitaire, l’absence de racine, organisent une dérive telle, qu’il aura tendance à s’identifier à une cause, s’investissant dans une mission jusqu’à en mourir.

Quand la tradition qui ne saurait être figée subit l’influence de l’évolution, n’a plus droit de cité, les rituels disparaissent laissant une faille où s’engouffre l’angoisse. La veillée, cette nuit d’accompagnement, en se raréfiant, a généré des deuils pathologiques de plus en plus fréquents. Ce constat fut déterminant dans la volonté de la réhabiliter jusqu’à modifier la configuration des funérariums en y adjoignant une kitchenette où tenir au chaud la soupe du mort.

Le conte s’est vivifié amenant les conteurs sur le devant de la scène, dans le théâtre, les médiathèques, les salles de classe. L’Education Nationale a participé à la réhabilitation de sa légitimité, aidant à forger les identités. Pendant longtemps résonneront de générations en générations les yé krik, yé krak. Non la cour ne dort pas.

Hélène MIGEREL, Saint-Claude, Août 2018

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