Publié dans Le Progrès social n° 2492 du 18/12/2004
« Je suis dans l’hypermarché. » Le chariot abandonné au beau milieu de l’allée le sac à main dedans, la dame déambule à grand pas racontant sa vie que tout le monde entend sans tendre l’oreille, se rend compte de l’éloignement du sac à main, revient sur ses pas, l’attrape et repart en enjambées régulières, les yeux fixes, continuant sa conversation. La main appuyée du côté droit de la tête ne permet pas d’apercevoir le portable.
Un peu plus de 99% des personnes vivant dans l’île possèdent un portable nous apprend l’immense affiche de Bouygues. Il sonne aux réunions à l’intérieur de l’hôpital là où c’est interdit, cela comporte un certain risque pour les piles cardiaques : mais pas de soignant sans portable ouvert en permanence. Il sonne dans les églises lors de la messe et des enterrements. Il sonne au cinéma, au théâtre, à la plage, au sport, au pique-nique. Il sonne partout, à toute heure. Il traque l’humain, le poursuit, le surveille, tu es où, met sa vie en danger- près des pompes à essence un portable ouvert peut faire flamber la station, cela est dit et répété mais qui s’en soucie ? – signale ses déplacements : Vous êtes sur Itineris, bienvenue à Paris. Oh la liberté !
« Vivons heureux, vivons cachés. » L’exigence moderne protégeait des intrus( liste rouge, téléphone avec présentation de numéros, répondeur filtrant les appels.) L’anonymat devenait le symbole d’une tranquillité méritée. Oubliée la barrière protectrice avec le portable. Son numéro se donne à la ronde, en veux-tu en voilà. Il fait désormais partie de l’individu, véritable appendice indispensable au corps. A la maison plusieurs personnes ont la possibilité de décrocher le téléphone fixe, le portable lui est une propriété privée. Sur décision unique, l’objet de plus en plus petit, autorise à tout moment qu’une bouche oblige une oreille à écouter des pensées quelquefois insultantes. Sans discrétion, quelques éructations sonores s’échappent de la téléphonie et se partagent.
Non seulement il ne laisse aucun moment de répit mais tout le monde est au courant de tout. A l’arrêt du bus on apprend, alors que cela ne regarde personne, que Doucine sort avec l’ami de sa copine : «Elle n’avait qu’à ne pas me le présenter si elle était si sûre d’elle. » La tête encombrée par ses propres affaires, il faut encore subir les histoires d’autrui dans les lieux publics. La société n’aurait-elle plus de pudeur ? A la rivière, les jours de lessive, les commérages étaient un régal. Les femmes mains en activité sur le linge à décrasser battaient la pierre, la mouillaient en se gaussant des absentes, se racontaient leur vie, leurs rêves, voulant refaire le monde. Les cancans avaient un cadre, un lieu, se déposaient dans une ouïe impatiente avec pour témoins le vent et l’eau courante blanchie par le savon. Le portable sans gêne n’imagine pas être inopportun.
Il se porte à la ceinture pour les deux sexes, côté droit ou côté gauche, dans un fourreau fermé d’une attache accroché au pantalon, style far-west ou justicier plutôt qu’assassin, comme dans la poche révolver. Se glisse dans la poche du pantalon faisant une bosse bien visible, demeure tout près du cœur couché dans la poche de la chemise, se tient simplement au creux de la main. La mode à l’affût des nouveaux comportements a fabriqué des sacs à main agrémentés d’un étui de portable, plus à l’intérieur maintenant, les vols augmentant. Quelques-uns se portent en collier genre USB flash drive, flairant l’assiette quand le mangeur se sert.
Il faut contempler l’élégance du geste, le mouvement style « Je dégaine », la caresse délicate du métal, l’effleurement de la joue par l’objet, le crispement des doigts selon la voix entendue. Tu es où ? La première phrase libérée dessine l’endroit où se trouve la personne appelée quand bien même serait-elle mensongère. « Je suis au bureau. » Le vis-à-vis à la terrasse du café fait des yeux ronds. Oui, pourquoi pas !
Le monde environnant s’étrécit. L’identité de l’interlocuteur motive l’isolement ou le maintien en place de la voix chuchotée. Certains s’excusent, d’autres s’évadent le regard dans le vide, peu de gens ont la délicatesse de l’annuler en le fermant. Le portable est un révélateur de l’être. Sa couleur, son aspect, son prix, donnent des aperçus des traits du caractère. Effacé ou m’as-tu-vu, le propriétaire noue une relation différente à l’objet fétiche. Beau, beau, beau il s’exhibe autant de fois que les nombreux appels démontrent l’étendue de la sphère affective et professionnelle donc de l’importance d’une indispensable présence virtuelle. Voilà l’individu branché dimanche et jour férié. La concurrence oriente la forme design, le dernier-né de la gamme, plus cher et certes plus performant. La guerre des portables a commencé.
Le timide s’en sert comme un outil de séduction. Clic ! La photo de la demoiselle lui est montrée, elle alimente la conversation : formidable occasion de faire connaissance. La difficulté d’approche du plus inhibé ne le pénalisera pas, il enfermera son rêve et l’emportera pour une contemplation en solitaire à l’insu de la dame.
La détresse de la solitude se lit en filigrane. En posséder et le montrer dans un moment festif justifiant sa nécessité par l’évocation d’enfants à l’étranger, hormis un caractère inquiet, démontre la force du lien : compter pour quelqu’un malgré tout. Le jaloux reçoit chaque sonnerie de celui de l’aimée en plein cœur. Les yeux en coulisse disent la suspicion, le serrement des lèvres désapprouve l’éloignement qui empêche de deviner l’appelant, l’interrogation muette du regard quête l’aveu. « C’est maman. » Ca soulage, enfin presque : le mutisme va encore gâcher la journée. Aucune vérification possible des messages, l’appareil est codé.
L’adolescence n’est pas en reste. Le sms moins cher en langue phonétique s’envoie à peine rentré chez soi, après avoir passé des heures ensemble. La mémoire jeune a des trous ; ils dénotent l’envie de cultiver l’amitié, sentiment fort à cette période de vie et qui ne souffre aucune trahison. Angoisse de la séparation, nécessité d’être entendu : ce moyen supplémentaire ne semble pas améliorer la communication mais signale l’établissement d’une communauté avec ses mots, sa langue, son style; une planète jeune. Le flot de paroles déversé est important ; cependant il n’influe pas sur les relations interindividuelles.
De nouvelles attitudes se font jour, notamment sur les routes où les voitures s’arrêtent au beau milieu de la chaussée, abusant des freins, peu soucieuses de la qualité de ceux de la voiture de derrière. Les objets deviennent irrespectueux ! Cette automobile roulait à une allure folle tout à l’heure, n’ayant pas su déchiffrer la limitation de vitesse parce qu’elle est illettrée, et maintenant la voila au ralenti, le portable s’étant collé à l’oreille du conducteur. A combien s’élève l’amende pour ce délit ? Le garçonnet a réussi à baisser la vitre, émiettant son goûter qui vient nourrir le pare-brise suiveur. Un coup de klaxon, une main énergique fait signe de passer par-dessus. L’adulte n’aperçoit pas le manège du bambin. Messieurs les papas responsables bloquer les vitres des véhicules : ça craint. Le conducteur normal et ordinaire, actionne son clignotant, se gare, n’entravant pas la circulation, conscient du risque qu’il fait encourir aux autres.
A quoi sert un portable ? Les réponses sont en ordre décroissant :
- Demander d’aller chercher les enfants à l’école,
- Informer le bureau du résultat d’une affaire,
- Appeler en cas de panne sur la route,
- Inviter un ami à prendre un verre après le bureau,
- Dire à sa femme que quelqu’un vient dîner,
- Prévenir d’un retard (hum !).
Ce sont là d’excellentes raisons de semaine incompatibles avec le dimanche et les jours fériés. Ces raisons ne correspondent en rien aux tranches de vie racontées au plafond du supermarché, au comptoir de la boutique, aux arbres, au ciel, déversées au-dessus des poussettes des bébés. Femmes, hommes et enfants s’oublient, s’entourent d’une bulle dès que les mugissements, sonneries, carillons, fa la sol, miaulements non pas miaulements( trop doux), leur donnent l’ordre de se précipiter sur le portable. Tu es où ?
Véritable piège de la société de consommation qui crée des besoins, il pousse à l’investissement. Les appâts de celui vendu à 0,2O cents, du pack, de la validité d’une carte de trois mois réduite à un mois, de l’abonnement avec limite évolutive, sont des propositions alléchantes d’un marché en pleine expansion. Le vol de plus en plus fréquent des plus mignons aide aux affaires florissantes.
Cet appareil devenu incontournable aujourd’hui peut, employé à bon escient, avoir une utilité. En cas d’accident, quand il n’en provoque pas, il contribue à sauver des vies. L’engouement dont il est l’objet ne relève pas uniquement de causes sociales. Il remplit une fonction psychologique.
Les messages écrits du centre de téléphonie alimentent l’idée d’une présence permanente. Un conseiller bienveillant à soi tout seul, gestionnaire du crédit parole : « Votre compte est de 2,7 Euros, pensez à le recharger », vous facilite la tâche. Maintenant le paiement se meut en prélèvement bancaire automatique si vous le désirez, bien sûr. Les infos, les loisirs, les jeux, les rencontres, l’horoscope sont là sur l’écran. On s’intéresse à vous, on vous veut du bien. Quelqu’un d’attentif sait que vous existez : c’est déjà la création d’un lien, car cette incitation à une vie sociale est une reconnaissance. Des milliers de personnes reçoivent au même moment le même message mais vous croyez que celui-là n’est rédigé que pour vous puisque la voix du 555 connaît votre code secret alors que vous ne le lui avez pas dit. C’est presque magique. De loin on veille sur vous ; vous n’êtes plus seul. Le besoin de sécurité trouve sa satisfaction par le biais du portable intermédiaire qui comble aussi les affres de la solitude. La communication est continue avec les autres mais aussi avec l’entreprise centrale de téléphonie qui s’impose par des messages écrits sans jamais demander : Tu es où ?