Publié dans Le Progrès social
Une grève ayant pour objet la lutte contre la vie chère, commencée à la mi-décembre et interrompue avant les fêtes de fin d’année, a le 20 janvier remobilisé les syndicats regroupés en « lyannaj kont pwofitasyon » LKP : fédération contre les abus. Le titre en français ne suffit pas à rendre compte du sens contenu dans les mots créoles. Lyannaj correspond à l’idée d’un tissage, d’une intrication des liens renvoyant à l’affectif mais aussi au sentiment d’appartenance. Ce qui est tissé, ne peut plus être détissé à moins d’être déchiré. Profitasyon décrit cette force d’acharnement du profitant abuseur qui ne cesse d’écraser sa victime, à la recherche d’une certaine jouissance. Son objectif est de la dominer. Le profitant est généralement un lâche qui ne s’attaque qu’aux faibles. Le collectif LKP a comme porte-parole le secrétaire général de l’UGTG.
Le cinquième jour de grève, une foule descend dans la rue exhortée par le mouvement ; des négociations sont décidées avec la participation du Président du Conseil Général, celui du Conseil Régional, des élus parlementaires de la Guadeloupe, des représentants sociaux professionnels ( le patronat), du Préfet représentant l’Etat, en poste depuis peu. La réunion est prévue au WTC à Jarry, à 16heures. Le sous-préfet est à l’accueil. Les personnes autorisées à suivre les débats sont inscrites sur une liste et entrent à l’appel de leur nom. La séance est coordonnée par un président en même temps modérateur. Il introduit le propos et rappelle cette règle du respect qui devra régir les échanges : « Les gens nous écoutent, la jeunesse nous regarde. » En effet pour la première fois Radio et télévision sont invitées à participer aux négociations. La population amassée autour du WTC, les téléspectateurs, les écoutants voient et entendent les acteurs du social porter à la face du monde les difficultés endémiques anciennes, les situations aggravées par la crise financière mondiale, les discriminations surajoutées favorisées par une politique gouvernementale axée sur le capital. En vrac sont évoqués le constat d’appauvrissement, le taux du chômage et le recrutement hors département faisant du guadeloupéen un étranger sur son sol natal, le prix du loyer et les conditions déplorables du logement, la question de l’errance des jeunes, la liquidation des hôtels après profit, le coût des denrées alimentaires de base ( 30 à 40% plus élevé qu’en France) : 146 points de revendication dont les principaux sont présentés sans affinage ni ordonnancement. Les problèmes sont institutionnels, politiques culturels, sociaux. Le représentant de l’Etat insiste sur la méthode : faire le tri entre ce qui relève des compétences des collectivités locales et de celles de l’Etat. Tous les autres partis s’engouffrent dans la brèche ouverte de la méthode, chacun allant de sa rengaine des réponses graduelles : immédiates, à court et à moyen terme. Six heures durant les discours sur la méthode ont différé la prise de position alors que le collectif rappelait qu’il fallait « créer de nouveaux outils répondant aux exigences sociales afin d’instaurer de nouveaux rapports sociaux. » Après deux suspensions de séance, l’évidence d’un ronron soporifique a justifié le rappel d’un lendemain moins lénifiant : « Nous sommes venus faire des propositions, vous refusez. La seule réponse sera la répression. » La rencontre aboutit à un échec. Rendez-vous est pris pour le lendemain 16 heures.
Lundi on attend le LKP : la population a rendez-vous devant la télé, elle ne voudrait le manquer pour rien au monde. Le parler français a pris le pas sur le parler créole quotidien des syndicalistes. Tous, quelle que soit leur origine ethnique doivent se rendre compte de la gravité des préoccupations du mouvement. L’arrivée à 17 heures 30, entre deux haies formées par leur compagnon se tenant par la main en guise de protection, a précipité dans les chaises à l’intérieur, les autres, appelés à négocier. Avant de franchir le seuil un des membres a affirmé à la télé « Rien à partir de maintenant ne sera comme avant. Yo ké fouté nou a té si yo vlé. » Quand arrive son tour, le porte-parole du collectif raconte la fouille individuelle subit par le groupe. Des dispositions seront prises afin que cela ne se renouvelle pas, affirme le Préfet. La séance commence par une envolée lyrique à la Saint Just du président du Conseil régional, pour s’étaler pendant quarante cinq minutes en rapport d’activités. Après son mutisme du samedi, télé exceptée, il se déverse en accusations envers le gouvernement, se justifiant d’être bon gestionnaire des milliers d’euros dépensés. Il parle de lui : « Je sais où je vais », de l’esclavage, de la condition d’élu, il se gorge de mots. Cela change de la sobriété du verbe du président du Conseil Général : « Je suis prêt à examiner sans a-priori ces questions. Mettons tout à plat. Travaillons ensemble afin de trouver des solutions » dit-il après le constat de vie chère. Le représentant de l’Etat dans ses mots d’introduction assied à la table le spectre de barack OBAMA : il prononce le yes we can à la mode cherchant probablement la connotation affective, tel De GAULLE avec : le « Je vous ai compris. » de son temps. Il revient sur le tri et la méthode à employer. Pourtant il affirme sa détermination à garantir les libertés, assurant les fonctions essentielles de la démocratie. L’image des urnes surgit dans les esprits. Il dit que la vie chère est la priorité du gouvernement. La seule proposition avancée par lui est la constitution des groupes de travail avec à sa tête un représentant. Il renvoie au lendemain des réponses affinées et essaye d’obtenir l’arrêt de la grève comme préalable à toute négociation. La réaction est à la mesure de la démarche osée : forte. Elle souligne une volonté de pourrissement de la situation, une volonté de répression. Les échanges s’animent et provoquent une diatribe pathétique de la part du maire de la commune la plus peuplée. Il décrit la souffrance des administrés, le quotidien perturbé, l’amoncellement des ordures, l’incapacité à se déplacer. IL assimile leur souffrance à la sienne, introduisant un peu d’humanité dans cette hypocrisie d’un jeu politique. Cette humanité se donne à voir le lendemain avec la représentante des personnes ayant un handicap, présentant simplement son cadre de vie, levant le voile sur une réalité financière précaire constituée d’un minimum au-dessous du minimum. Un atout incontestable pour le LKP. Les deux autres jours de négociation ont été des conférences de spécialistes instruisant sur les sujets économiques, faisant partie du clan du pouvoir exécutif, ralentissant les débats, ponctués par l’édification des défenses d’un patronat présent pour la forme, convaincu que les rêves ne sont que des rêves. Le MEDEF n’a jamais dévié de cette « exigence de vérité. » La chose sue mais tue.
La grande stratégie profitable à LKP a été de permettre au public de suivre ces débats jour après jour et de percevoir une certaine vérité : un autre éclairage des rôles et des fonctions des parlementaires. Il y a un réel décalage entre ce qui est supposé de leur pouvoir et la réalité. Les limites qui leur sont opposés les cantonnent à répartir un budget pré-établi. S’il est utilisé à d’autres fins, le détournement de fond les accable d’une procédure judiciaire. Au parlement aucune de leur suggestion n’est écoutée d’une oreille attentive : l’outre-mer coûte trop cher à l’Etat. Avant d’obtenir la moindre parcelle de revendication leurs cheveux ont déjà blanchi. Cette parole dite, a résonné dans le petit écran abasourdi par ce qui ressemblait à une révélation. Ils font semblant de décider de la pluie et du beau temps alors qu’il n’en est rien. Voilà que surgit l’objet leurre ; un objet-leurre identique aux prérogatives du préfet le premier jour qui à l’observation s’est probablement identifié à l’Etat. Sa conduite le quatrième jour de négociation, après l’énoncé des mesures décidées par le ministère, son départ à la table des négociations donne à penser qu’un rappel de sa fonction a resituer le cadre auquel il devait se limiter.
Il a semblé intéressant d’étudier les paramètres qui ont interféré dans les relations à l’œuvre dans ce débat. :
Les mots. L’évocation d’un changement de statut par une maire n’a laissé passer que : « C’est une affaire législative » soucieuse de ne pas évoquer à ses yeux le pire. A appeler le malheur, sait-on jamais…Elle n’a pas hésité à faire flotter l’ombre d’une menace en tirant de l’oubli la période de l’histoire de l’année 1967, quand des hommes demandant des choses extrêmes ont été emprisonnés. De manière doucereuse, semblant vouloir mettre en garde les enfants de la Guadeloupe, elle a tenté une déstabilisation. Elle désirait partager avec les téléspectateurs ce qu’elle avait compris de la démarche du LKP : elle nommait l’innommable. Agiter le drapeau de la peur est une manière de disqualifier un mouvement porteur des difficultés d’une population, une manière de sanctionner l’audace et la détermination. Par gentillesse, peut-être en guise de réparation elle a tout dit sur l’octroi de mer et son fonctionnement à l’instar des leçons instructives sur les taxes aéroportuaires et sur l’économie et le relèvement des salaires récitées par les représentants des sociaux professionnels. La petite joute à propos de la parole demandée et prise par un autre a révélé ce trait de caractère de conquête ; au : « Je vous la cède, elle répond je la prends. »
La volonté d’aller jusqu’au bout du collectif dans : « Cela se réglera dans la rue. » quand la tension était à son comble a reçu en écho pour réponse « Cela se réglera dans la rue » de la part du Préfet. Les personnes en grève sont fatiguées, énervées. Elles sont à cran, à pied d’oeuvre jour et nuit, la pression est grande. L’enjeu dans les négociations est d’éviter l’explosion, de juguler les tensions. La formation en matière de conflit est un élément de base dont doit bénéficier toute personne établie dans une institution politique, en contact avec le public. La médiation est un atout qui ajoute à la qualité des relations humaines. Mettre de l’huile sur le feu par une réponse de défi à un défi est inapproprié.
Le mot revenant comme un leitmotiv était le respect comme si c’était celui qui allait manquer le plus. Crainte à l’égard d’un comportement irrévérencieux d’un groupe ou de plusieurs groupes ? Lesquels ? Crainte de ne pouvoir soi-même tenir le cap de la bienséance ? Crainte de ne pouvoir supporter l’idée d’une exigence donc d’une domination ? Il est revenu comme plainte entachant le prestige d’une fonction.
La souffrance était en seconde position ; elle balisait l’angoisse d’un échec des négociations et la stagnation ou l’aggravation de la période de troubles.
Les postures : Chaque parti était concentré autour de son représentant, blocs monolithiques compacts, serrés en position défensive contre quel danger supposé ? A telle enseigne qu’un des invités responsable d’hôtels a murmuré : « Nous ne sommes pas des ennemis. » Sûrement par ignorance du signal, la main sur le côté du représentant de l’Etat, pouvait prêter à confusion. Attitude de défi quand l’affrontement est proche, la hanche supporte cette main capable de frapper l’adversaire, le regard furibond l’accompagnant. En d’autres circonstances, elle souligne une forme de laxisme et de désintérêt pour l’environnement en l’absence de la brillance du regard. Comment serait interprétée cette posture dans un cabinet ministériel ? Que dire de l’indispensable téléphone portable sorti pendant les débats, main devant la bouche comme une cachotterie envers le voisin. Les enfants sont priés de ne pas utiliser le leur au moment des conversations. En regardant ceux qui devraient être des modèles il sera difficile de poser là une interdiction.
La proposition à débattre des doléances en France a souligné la volonté de déplacement des corps, forme légère de déportation, dans un but d’atténuer une vindicte populaire s’il s’en fût. Ni acquiescement, ni dénégation n’ont relevé l’idée du voyage offert. Une autre aventure était entamée, actuelle, porteuse de besoins vitaux. A défaut de déplacer d’autres corps, celui du représentant de l’Etat s’est dérobé à la table des négociations. Après le communiqué énonçant les mesures ministérielles, une goutte d’eau dans l’océan des demandes, n’ayant suscité aucun regard du LKP, pas un mot, il a dit sa précipitation à se rendre à la préfecture pour y travailler. Alors un flot de paroles s’est déversé, l’autorisant à se rendre compte de son absence de désir de négocier. Le parlementaire de la commune la plus peuplée a laissé entendre sa désapprobation.
La désillusion s’est installée générant un sentiment d’humiliation pour certains, de mépris pour d’autres. L’appartenance a déposé les mots créoles et camarades dans la bouche de celui qui dans un élan du cœur s’est rabattu sur l’appartenance et l’identité. L’absence a été une révélateur ; il a permis d’observer un phénomène abandonnique. le cœur n’y était plus et la continuité du travail non plus. Faire comme des grands, adultes, responsables auraient suffi à démontrer une capacité à se suffire et à dépasser le lâchage. A défaut de reprise des négociations, l’intime a surgi en même temps que le réel des discriminations. « J’ai trois enfants, quarante deux ans, je suis directeur adjoint à l’ANPE. » L’homme normal, père de famille ne saurait être dans un processus de destruction : il n’y a pas à avoir peur. « Je ne ferai jamais la révolution ; j’ai vu mon oncle professeur de philosophie sombrer dans la folie quarante ans durant. J’aime mon pays. » avoue le président du MEDEF. Expression d’un partage des responsabilités envers une terre et une origine communes, semblable et différent, à l’opposé d’une logique de sauvetage, ici le capital, là l’humain, l’âme à nu, ils ont pu parler de leur manière d’être et de voir le monde. La séance est levée. Les élus politiques doivent travailler afin de porter des réponses demain à quelques points de la plate forme des revendications.
Les mesures de l’Etat concernent une prime ponctuelle de 200 euros sur les bas salaires, au mois d’avril, une baisse des cotisations patronales, une aide infime au logement, l’augmentation des contrats jeunes de travail, le contrôle des prix, le passage de 1,3 à 1,4 du SMIC. Un calendrier de quatre semaines pour les négociations thème par thème et surtout pouvoir travailler dans un climat apaisé. Une conférence de presse du LKP en dehors de celle des politiciens a permis de tenir informé la population des diverses tractations l’appelant à défiler à Pointe-à-Pitre. 65.000 ( soixante cinq mille personnes) sont descendus dans la rue. Une mobilisation massive ayant valeur de test.
Le groupe de travail des élus propose de contracter une dette de 50 millions d’Euros qui devront être rembourser par l’Etat sans lui demander son avis. LKP refuse la discussion. Le secrétaire d’Etat à l’outre-mer est arrivé en Guadeloupe.
Stratégie ou illusion ? LKP attendait-il réellement une réponse immédiate et satisfaisante de la part du pouvoir local ? Cette rencontre aura servi d’épreuve de vérité, aidée en cela par les médias, à démontrer la faiblesse des bases politiques de l’Outre-Mer et son inaptitude à résoudre les problèmes.