Publié dans Le Progrès social n°2572 du 22/07/2006
L’envoûtement dans la banalisation du terme évoque la séduction, l’enchantement, la fascination. Dans l’imagerie populaire il correspond à une pratique magique exercée par un gadé-zafè à la demande d’un client, dans le but de capter l’amour ou l’attention de l’être de ses rêves. Les envoûtements sont de deux sortes : les envoûtements amoureux, les envoûtements maléfiques formes offensives de la magie noire. Les envoûtements amoureux ne relèvent pas de la sorcellerie puisqu’ils sauvent de la détresse, argumentent les praticiens de la magie. Les fréquentes requêtes viennent des femmes. Elles concernent d’abord l’accélération d’un mariage ( lav-tèt), puis le retour d’affection, enfin l’impuissance sexuelle du mari ou de l’amant. Lorsque assurée de l‘attachement du partenaire, elle monnaye le retour de la virilité ( dénouer l’aiguillette), elle consolide en même temps les liens affectifs. La réciprocité est moins enracinée dans les mœurs. Le procédé pour rendre frigide une femme est extrêmement simple, mais l’insatiable sortira de l’endormissement sexuel grâce aux démarches entreprises par elle-même, car jamais le jaloux n’investit dans la levée de la sanction.
Les philtres d’amour sous forme de breuvages ou de poudres se mélangent aux aliments, aux boissons. Pour une efficacité optimum, on doit les administrer les soirs de pleine lune. Certaines séancières font des arrosages une spécialité. D’abord : « La place d’un homme se trouve au fond d’un lit. » Placé au fond d’un lit, l’homme ne peut exercer d’autorité. L’arrosage préparé par les soins de l’impétrante se fait en dessinant discrètement les contours du corps sur le drap, une ou deux heures avant le coucher. Il met fin aux sorties nocturnes, augmente la tendresse. La multiplicité des envoûtements d’amour : fiole dissimulée dans la maison, photos face auxquelles sont susurrés des mots tendres chaque soir et placées sous l’oreiller durant le sommeil, œufs en bocal, reste vivace. L’usage des parfums constitue l’un des piliers de la magie sexuelle. Une odeur est magique lorsqu’elle provoque un charme. Entêtants, voluptueux ou obsédants, les parfums sont d’origine animale ou végétale. La magie parfumée a ses rites, ses conventions, ses motifs. L’effet recherché ne donne pas toujours les résultats escomptés. Ce qui sera attirance pour l’un sera répulsion pour un autre, l’odorat ayant ses exigences propres. Comparée à la captation amoureuse à distance, la magie de contact est plus pernicieuse. Elle s’exerce entre autre, à l’aide de la première épingle tombée d’un cierge consumé avec laquelle on piquera la victime. Si d’aventure l’envoûtement ne se réalise pas, la dernière épingle sera le matériau de la mise à mort : le cierge support d’épingles aura subi au préalable un rituel durant les longues nuits de clair de lune ; trois minimums.
Les envoûtements maléfiques nous font pénétrer le domaine de la sorcellerie. Il s’agit d’actions destructrices dirigées vers autrui. Apparaissent les voults transpercés d’aiguilles, placés jour après jour pour mieux torturer. Les aiguilles sont disposées en fonction du maléfice à accomplir : dans le ventre occasionnant l’avortement d’une rivale, dans une jambe provoquant une paralysie. Elles sont inductrices de souffrances intolérables devant lesquelles la thérapeutique médicale demeure sans succès. Le voult jeté à la mer éloigne un gêneur qui se retrouve en Europe sans possibilité de réussite sociale, par là même incapable de retourner dans l’île. Il provoque la désunion lorsque les deux figurines ficelées dos à dos sont balancées à la mer dans les vagues houleuses. Autrefois, les sorciers sur l’île de la Dominique avaient la réputation de faire entrevoir l’ennemi dans une bassine pleine d’eau. A l’aide d’une épée il piquait l’apparition à l’endroit désigné par le consultant. Nombre de plaies incurables y trouvaient leur justification. La décision de mise à mort de l’envoûté consiste à planter à la place du cœur une aiguille ou la pointe d’un couteau. Les expéditions : envoi d’esprits infernaux dans la maison afin de tourmenter la victime jusqu’à ce que mort s’en suive parfois, comprend les phénomènes de hantise, les bastonnades, les maladies. De un à plusieurs esprits (délégation), la souffrance varie selon les résistances. Les animaux « voyés » inspirent la peur : crabes, chats noirs, poules noires, poissons, araignées, aperçus à l’heure où toute bête dort, entrent dans la manipulation des sortilèges. Morts ou vivants il est recommandé de ne pas y toucher. Leur seul contact a le pouvoir de déclencher des troubles physiques ou mentaux et au pis-aller la mort. Les maléfices s’assortissent d’une gamme d’objets hétéroclites, les objets montés ou rangés. Un coup de bâton rangé provoque une plaie incurable ; un clou de cercueil, la mort par éraflure. Marcher sur un pied de poule (herbacée) ensorcelé déclenche un éléphantiasis (gwo pyé.) Tout objet est opérant s’il est suspect.
Une énergie considérable est mobilisée afin de prévenir les attaques, se protéger, éviter le courroux de l’adversaire. L’apercevoir en rêve est un avertissement : il passe à l’offensive, d’où la nécessité de renforcer les protections, de consolider la fermeture du corps en augmentant prières et pèlerinages. Est envoûtée toute personne victime de sorcellerie. Le gadé-zafé est le pivot autour duquel se dénoue la parole secrète. Le secret est la chose sue ou plutôt soupçonnée jusqu’à être dévoilée au grand jour lors de la consultation magique. L’impact de l’aveu intensifie les soupçons et accroît du même coup la confiance dans l’officiant, englobé dans une bulle métaphysique où interviennent des puissances qui lui sont supérieures. Mais le gadé-zafé ne tient pas toujours ses promesses de guérison. Après maintes consultations magiques, la victime se tourne vers le prêtre exorciste reconnu par l’Archevêché. L’Eglise discerne deux sortes d’opérations diaboliques : les ordinaires ( tentations intérieures) et les extraordinaires (vexations extérieures), bruits, transports ou bris d’objets. Les théologiens les appellent l’Infestation. Pour y remédier, celui qui a reçu de l’Evêque le troisième ordre mineur, emploie, d’après son appréciation propre des faits, le grand exorcisme. Les règles du grand exorcisme ont trait aux critères de possession ( crise d’envoûtement) et aux pratiques sacramentales de libération.
La cosmogonie antillaise est un monde gouverné par des puissances magiques. Puissances extérieures qui fondent et légitiment la vie collective, imposant à chacun de ses membres sa place et sa fonction. Elle renferme l’ensemble des critères qui fournissent à un groupe social les moyens de résoudre un problème donné sur la base du plus large consensus possible. Sorcellerie ( puissances maléfiques) et rationalisation cessent donc d’être deux termes sans rapport l’un avec l’autre. Le but d’une société réside dans l’intercompréhension entre ses membres ; or la magie n’est autre que le processus même de l’intercompréhension se déroulant dialectiquement dans le temps ou mieux, les rapports entre les actes de paroles et les situations au sein desquels ils se produisent. Que répondra une mère en apprenant que sa fille se prostitue ? : « On l’a mise sur le trottoir », démontrant que cette rationalisation ne fait qu’un avec l’ensemble des mécanismes qui assurent le succès des puissances extérieures. Ces mécanismes peuvent être décrits en terme de valeur de vérité donnant naissance à des règles symboliques codifiées. Les destins individuels sont asservis aux seules sommations du mal, vaincus par l’obscure volonté d’un être méchant. L’individu n’est pas mauvais, il est habité par un être mauvais. L’explication permet d’éviter la rupture du lien social et l’exclusion de la fratrie.