La violence routière

Publié dans Le Progrès social n° 2549 du 11/02/2006

Lundi 7 heures50, une voiture percute la rambarde de sécurité et gît les quatre roues en l’air dans le ravin. Trois autres sont touchées à une heure d’affluence où cette route de Trois-Rivières laisse défiler les personnes au volant, dans les deux sens, se rendant au travail. Le petit ours blanc en peluche, défenestré, au milieu de la chaussée, donne au drame toute sa dimension. La violence routière vient de faire deux morts de plus. La première semaine de février débouche sur un constat inquiétant, 13 morts, automobilistes et piétons confondus.

Un bon père de famille tranquille avoue : « Moi-même, je subis une transformation en conduisant, je me surprends à avoir des attitudes inhabituelles, démoniaques quelquefois. » La prévention routière a axé ses efforts sur le contrôle (les radars sont dissuasifs), a multiplié les campagnes d’information, mais l‘espoir d’une diminution des accidents l’an dernier et sa continuité, s’effrite face au nombre de victimes en un seul mois.

Quelles sont les causes de la violence routière ?

Elles s’imbriquent l’une dans l’autre et concernent la représentation de l’objet/voiture autant que l’individu et son imaginaire : causes sociologiques et causes psychologiques. La voiture est accessible à presque tout le monde. Neuve ou d’occasion, elle est l’indice d’une réussite sociale dans une région où l’accent est mis sur le bien de consommation. Son prestige, voiture/star, voiture/phare, véritable objet de culte, divise en catégorie les conducteurs. Ceux qui ont les moyens financiers et le démontrent, sans décorum, assurant d’abord leur sécurité et leur confort, ceux qui sont possédants et qui n’investissent pas dans le sublime, les moins nantis dont la voiture accapare tout leur revenu, puis les petits budgets profitant du marché de l’occasion très florissant.

L’importance du regard des autres conditionne les choix et guide les postures. Le rêve des garçons depuis l’enfance est de posséder un engin de course rouge qui fendrait l’air et mettrait des éclats d’admiration dans les yeux des filles. Ils ne sont plus les seuls, les filles aussi dans l’univers unisexe s’autorise l’accès à la toute-puissance. C’est bien de cela qu’il s’agit dans la vitesse incontrôlée. Avaler l’espace donne la sensation de partir à la conquête du monde, d’être le maître ayant tout pouvoir ; celui de maîtriser la machine, de la conduire à la cadence décidée sans se soucier du code et des autres. A la limite il faudrait qu’ils se mettent à côté et contemplent le bolide et son conducteur grisé.

Sous-jacent à l’effet d’ivresse, se trouvent les valeurs supposées du sujet. Personne n’est plus occupé que lui, n’a une profession égale à la sienne et un temps aussi précieux. Etant l’individu le plus pressé de la terre, il devient un  important personnage, supérieur en tout, même à travers le défi qu’il semble lancer : la concurrence entre véhicule. Il ne supporte pas d’être dépassé.

Femmes et hommes se laissent emporter dans ce tourbillon de rapidité à la limite du vertige, enfermés dans une bulle les isolant de la réalité, se souciant peu des passagers. Les habituels s’accommodent de ces comportements qui excitent les enfants dont l’accord participatif se libère en cris stridents et encourageants, la frénésie se partage, les occasionnels sont traités de mauviettes quand ils essaient de ramener à la raison le Dieu de la route.

« Pourquoi ne pas avoir confiance ? »

Il suffit de voir comment se négocient les priorités, comment se double sur la droite un molocoye lambin, Prost et Senna n’ont qu’à bien se tenir ! A défaut de circuit du Mans, on se contente de la Nationale n°1, Basse-Terre/Pointe-à-Pitre en semaine ; les radars passés, le temps perdu se rattrape. La loi se contourne, elle est pour les autres, les accidents aussi.

L’assurance de bien conduire aide à prendre des risques. Hormis l’ordalie et la croyance en l’immortalité caractéristiques du temps d’adolescence, le problème avec la loi et l’autorité est patent. Le non-respect du code de la route, le refus des normes limitatives, l’indiscipline, l’agressivité envers les personnes et les biens ( blessures, décès, dégâts) le démontrent. Alcool et drogue servent à lever les inhibitions et à plonger dans l’irréalité des situations mais ne sont pas les seules explications au phénomène.

Le sujet et la voiture forment un seul corps. A telle enseigne que le défaut de schéma corporel participe aux heurts des roues sur le trottoir à cause de la mauvaise distanciation, une côte très raide donne l’impression d’être mieux appréhendée avec l’aide de petites poussées successives du bassin, la crispation des muscles survient quand un véhicule passe trop près. Cette sensation de ne faire qu’un avec l’objet permet l’identification.

Sa puissance est celle du conducteur, la compétition sur la route met à l’épreuve, sert de test. Il correspond à un moment d’impuissance à dépasser. Le déplacement sur le sexuel défaillant attise la violence, la reporte sur autrui : le dépasser c’est récupérer une jouissance perdue ou ignorée qui met en berne une insatisfaction généralisée d’autant plus que certaines formes à l’intérieur du véhicule rappellent le sexe : le volant, le levier de vitesse, le vide-poches etc.

Ces lieux d’insatisfaction non désignés comme cause d’une violence réitérée débordent la sexualité et s’étendent aux relations sociales, à la vie professionnelle. Les frustrés prennent une pleine revanche là où ils ont l’illusion d’une liberté de dominant, sans contraintes, sans assujettissement. De plus, ils espèrent surmonter l’angoisse relative au sein nourricier qui s’est dérobé à leur bouche de nourrisson, trop vite, trop rapidement. La quête de ce plaisir perdu se traduit par le renouvellement de la satisfaction du plein à la place du manque : décision de jouir aux yeux de tous, les rendant témoins de la récupération du paradis perdu.

Avec l’âge se fait le deuil des sensations fortes : plus rien à prouver. La vie sexuelle, la carrière professionnelle ont pris la voie de la tendresse, de la retraite. L’apaisement et la sérénité s’accommodent du code et des lois.

La répression et les contrôles une fois assimilés, n’arrivent pas à changer les comportements. La menace orientée vers les pourvoyeurs d’alcool, les tenanciers de bar et les amis dira à l’usage si le système qui consiste à déplacer les responsabilités est opérant. Les spots publicitaires quand les stimuli sont trop forts donnent un résultat contraire à celui escompté. La conscience les refuse, banalisant la culpabilité.

Certes la sensibilisation au problème est indispensable et doit se continuer en tablant toutefois sur la vie et la responsabilité. L’image de l’ourson défenestré pendant le choc est exemplaire, elle touche à quelque chose de très archaïque : l’origine de la vie et sa fragilité. Les enfants doivent participer à la campagne de prévention à travers les slogans faciles à retenir et à scander : « Auto rapido, auto bobo» rappelant le devoir de protection des parents.

La réflexion gagnerait à être élargie aux spécialistes ayant une bonne connaissance de la population. Les assurances seraient-elles partie prenante d’un projet axé sur la récompense aux jeunes conducteurs au parcours sans fautes ?

Reste que des efforts sont à faire au niveau de l’éclairage du réseau routier, certaines zones sont difficiles les nuits pluvieuses et la diminution de la visibilité alliée à l’amoncellement de flaques importantes d’eau favorisent les accidents.

La sécurité routière reste une préoccupation constante, elle requiert la participation de tous.

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