Publié dans Le Progrès social n° 2520 du 09/07/2005
Depuis la nuit des temps, la recherche de plaisir a poussé l’humain à diversifier ses sources d’excitation. L’érotisme et la pornographie n’ont laissé aucune société indemne d’empreintes profondes même à l’intérieur de groupes fortement croyants et pratiquants sur le plan religieux dont la contradiction consiste à nier le phénomène, à le fustiger en s’y adonnant.
L’échangisme sexuel semble être le comble de la jouissance actuelle et tend à se développer en Grande-Terre et sur la Basse-Terre. Il consiste à partager l’épouse ou la partenaire avec d’autres hommes comme un cadeau ou une offrande à la glorification de la sexualité pure, sans sentiments ni émotion. L’homme du désert en guise d’accueil proposait pour une nuit à l’étranger sa femme ou sa fille. Ce rituel d’apaisement remplissait une double fonction : celle d’une reconnaissance d’un statut équivalent à celui du plus haut dignitaire, celle de l’évitement des guerres de pouvoir. Le couple échangiste est très éloigné de ces préoccupations sociétales, il se structure selon le désir premier du mari ou de l’amant dont le chantage affectif : « Si tu m’aimes…, sois moderne…, il faut décoincer.. » décide la femme à le suivre dans son rapport au sexe instrument d’échange. La notion de marchandise comme dans la prostitution n’est pas visible, le paiement et la circulation d’argent n’étant pas l’enjeu pour ces corps qui s’interpénètrent en présence et sous l’œil des autres participants et du conjoint. S’il ne choisit pas toujours celui qui va partager la compagne, il s’ingénie à la vêtir selon des goûts en vigueur dans ce milieu et du moment ; toujours en jupe courte de cuir noir de préférence, décolleté profond et coiffure affriolante, collier à pointes et ceinturon énorme, semblable à la tombeuse dominante et sadique. Venue se livrer aux ardeurs des autres mâles, l’innocente de la première fois s’accroche à la main de celui qui l’a emmené, pendant l’acte sans parole ni demande avec un inconnu, à l’affût d’un « genre de nana qui peut me brancher. » Il est interdit d’embrasser ; le baiser est réservé à la relation sentimentale du foyer clos hors la pratique orgiaque. La jalousie n’est pas de mise. Infidélité dans la fidélité ou fidélité dans l’infidélité, le couple se soumet à une règle précise, non dite, les échanges sexuels dans le cadre d’un lieu conventionné ( club ou party chez les gens) exempts de débordements affectifs ultérieurs. Les femmes plus que les hommes respectent cette loi informelle d’abord parce qu’elles ne sont là pour la plupart que pour répondre à la sollicitation incessante de celui avec qui elles conjuguent le verbe aimer, pour aussi se conforter de l’effet de séduction toujours opérant : elles sont encore désirables. Le leurre dans lequel elles s’enferment leur donne la possibilité de nier le pouvoir de la main mise de l’autre en s’octroyant un lot de gratification narcissique. Si elles étaient laides, jamais elles ne pénétreraient ce lieu excitant du point de vue du fantasme, elles qui rêvent de romantisme collant au slogan publicitaire : « Tout à coup un inconnu vous offre des fleurs. »
La démarche au masculin est différente. Lui ne subit aucune oppression, n’a aucune obligation à être accompagné, convoite la ou les femmes durant la partouze dénommée aujourd’hui gang-bang terme signifiant une copulation en chaîne. A se poser la question de la dissemblance avec la tournante, il est à noter que la tournante est le fait d’adolescents un tantinet dissimulateurs qui après l’acte livrent la fille consentante ou réticente aux copains. Elle est unique fille entourée de garçons qui attendent leur tour de s’abreuver au même calice comparable à un rituel d’appartenance à un groupe scellant un pacte à travers le mélange du sperme à défaut de celui du sang. Sur le plan de la chosification de l’être cela y ressemble. Le gang-bang est clair, chacun sait pourquoi il est là. Seul le sexe est mis en avant, la personnalité disparaît en l’absence d’édification de caractère humanisant : un brin de cour, une flatterie, un hommage à la féminité. Rien de tout cela. La femme n’est qu’un vagin pourvoyeur de sensations et l’homme réduit à un membre à la recherche d’excitation. Ils ne font pas connaissance. Si les gens pouvaient se parler, la rencontre n’étant plus que sexuelle, il est indéniable que le dire désirant changerait les données.
Dans les échanges carrés, cela se joue à quatre, les deux couples se fréquentent, acceptent d’alterner les partenaires, sont souvent des amis inséparables, partent en vacances ensemble, s’exhibent rarement au moment de l’acte. Ils conservent une sorte d’intimité. Il n’y a ni voyeurisme ni exhibitionnisme de part et d’autre. Vespasien et Honorine mariés font l’amour dans leur lit selon leur désir, puis Vespasien et Saba partent en week-end alors qu’Honorine et Néron restent dans une maison à s’aimer. Saba et Vespasien le savent et acquiescent. Les tractations d’échange se sont fait d’un commun accord. Le fait d’avoir des enfants ne change rien à la pratique des deux couples. Il ne viendrait à l’idée de personne de divorcer pour se remarier en diagonale. Le ménage à trois est autre chose parce que la lutte pour la conquête de celui ou de celle de sexe différent est là en filigrane et induit une jalousie larvée et destructrice du système.
L’échangisme peut-il toucher tous les individus, tous les couples ?
Pour que l’appel du conjoint fasse écho, il suffit d’une condition : celle de la situation d’influence dans laquelle s’engouffrent les différences de niveau intellectuel, le manque d’estime de soi, une certaine forme de soumission, un grand besoin d’approbation et des facteurs psychopathologiques( anxiété chronique) et la crainte d’une atmosphère conflictuelle. La femme/corps perd toute liberté, reflet de la domination qu’elle nie, elle est l’outil de la réassurance sexuelle et psychologique d’un partenaire qui expose un bel objet au désir de tous. Le rêve du mâle est d’épouser la plus belle femme du monde et de contempler dans le regard d’autrui les œillades admiratives. Par procuration il revêt les habits d’or de la puissance et du pouvoir : « Je possède ce que vous n’aurez jamais et je le mérite, parce que j’ai quelque chose de plus » pense t-il. Dans le couple échangiste, l’homme éprouve du plaisir à en donner à son homologue masculin de manière contrôlée par le biais de sa femme ( les expertes se refusent l’orgasme) et lui à en prendre jusqu’à satisfaction. La dimension imaginaire de l’acte sexuel, de sa confusion dans une double partition contrôle et démesure montre combien il est en lutte contre un péril : celui de l’angoisse de castration d’une part, et de l’autre quand il essaie d’intégrer son sexe dans un enchaînement, une chaîne de la logique échangiste, celui du balancement entre désir et angoisse d’être pénétré.
Très peu de femmes jouent les solos dans ces rencontres échangistes où l’homme détient les ficelles de l’oppression/domination. S’offrir seule devient un non-sens et trouble les caractéristiques de l’ordre établi. Des épouses refusent leur participation et souffrent en silence de ce qu’elles considèrent comme des déviances au regard des principes de vie à deux. D’autres préfèrent suivre le mari afin de maintenir un équilibre déjà précaire, mais quand elles divorcent, c’est le premier grief qui ressort après les difficultés liées à l’argent. Quelques-unes vont « pour voir ce que lui se permet en mon absence » mais se dérobent très vite passée la surprise de l’éclectisme d’un monde insoupçonné.
Après le combat pour l’égalité et la liberté de la femme, le retour à une certaine forme de soumission ne serait-ce que sur ce mode signale que rien n’est définitivement acquis.