Publié dans Le Progrès social n°2615 du 02/06/2007
Le courant de pensée qui banalise les effets à terme des traumatismes ou qui les nie, poursuit un double objectif : gommer la responsabilité des auteurs d’agression, accuser la victime d’une plainte éternelle lui donnant un statut. Comme si la plainte ne s’exhalait que pour désigner le bourreau et le vêtir de culpabilité.
Les mécanismes de transmission sont des données difficilement mesurables. Comment les générations reçoivent-elles ce qui a été vécu par leurs ascendants et en quelle proportion ? Comment les gèrent-elles ? Aucune réponse fiable ne peut être avancée. Mais un fait est certain c’est que les enfants sont les héritiers de la souffrance des parents. Le concept de résilience avalise la réduction des incidences sur des individus qui transforment leur handicap en réussite. Mais les autres, tous les autres qui en portent les stigmates ? Ce concept ne dit rien non plus s’agissant de tout un peuple.
L’esclavage, période d’inhumanité, a imprimé des marques dans la chair et dans l’inconscient de femmes et d’hommes, durant deux siècles. Les sentiments ont codifié les comportements, qui à leur tour ont été observés et imités par les enfants de génération en génération. A comparer les attitudes de population de différents pays ayant subi la colonisation, on retrouve quelques schémas identiques. Selon l’histoire des familles et leur parcours de recherche identitaire, une tendance inverse à celle de l’ensemble du groupe va émerger. Le modèle de la mode afro aux Etats-Unis va consolider l’amour de soi dans le « black is beautiful », valorisation narcissique allant de pair avec la revendication d’égalité avec l’ethnie blanche. Une séquelle de l’esclavage, profonde celle-là, est la continuité du choix de la « peau chapée » comme critère de beauté, les cheveux lisses complétant le tableau. La beauté noire mise en exergue, surtout chez la femme, ne modifie en rien la place au second rang des enfants foncés de peau sur les photos collectives, leur pourcentage dans la publicité ( magazine et télévision) en nombre infime par rapport aux plus clairs. On aura beau se défendre en expliquant que le choix est d’ordre commercial, (aptitude à sourire, yeux pétillants, facilité du langage), il n’en reste pas moins vrai que l’évidence est indéniable. Les mots autant que les gestes dénoncent la pensée d’une grand-mère exhortant un de ses petits-fils à travailler sérieusement à l’école, car le cousin plus clair, en ne faisant pas grand-chose, est susceptible de bénéficier de plus de faveurs grâce à son phénotype. Perdure l’idée d’une difficulté de réussite pour les « bons teints. » C’est une réalité en France où il faut être deux fois plus brillant pour l’obtention de la même note que les autres. Mais ici sur le sol guadeloupéen ? Les attributs physiques : le nez, la cambrure, les fesses, la texture du cheveu perdent de leur connotation négative avec la mise en valeur par la mode de nouvelles coiffures adaptées à la « négrité » et copiées, de vêtements favorisant la proéminence de l’arrière-train, de l’épaississement des lèvres comme élément de gourmandise sexuelle, de la proposition de la réfection du nez par la chirurgie esthétique. Le manque à s’aimer pourrait s’estomper rapidement si l’environnement ne renvoyait pas une image négative et blessante à certains, si la préférence leur était accordée sans ambiguïté. Se sentir étranger sur son sol natal donne assise au sentiment d’infériorité ou à la révolte. La femme médecin qui s’entend dire en France par un patient âgé un jour où l’interne était maghrébin et l’infirmière antillaise comme elle, qu’il était temps que revienne le gouvernement de Vichy afin de chasser tous les étrangers et qui se réfugie sous ses draps en faisant le salut nazi, sourit. En poste aux Antilles, elle s’étonne que les visiteurs s’adressent aux infirmiers européens les prenant pour des médecins en sa présence. « Il y a des problèmes » dit-elle. Le problème est celui de la suspicion de la réussite. Croire qu’un des siens pourra accéder au plus haut grade de l’échelle sociale, c’est compter sans l’ampleur de la dévalorisation de soi. La fierté à la même enseigne que l’incrédulité se partage les territoires de la croyance. Ainsi se déclinent rarement les titres. Présenter le plus petit quand il y en a plusieurs, hésiter à énoncer un curriculum vitae prestigieux ne sont pas du domaine de la jalousie mais de celui du sentiment d’infériorité. Pas capable de…Pas tout çà…c’est suspect. La suspicion envers la réussite questionne le retour du migrant. Connu et bien établi en Europe, pourquoi revenir ? En fait ce qui est formulé est la crainte de ne pas mériter tant de connaissances, en même temps que de ne pas se sentir à la hauteur face à un sujet brillant. De ce temps d’esclavage est restée la conviction que le « rien » était un héritage. Les premiers lettrés étaient les enfants issus du maître et de l’esclave : la première fierté des mères. Aussi le modèle valorisant était celui de l’ethnie détenant le pouvoir et la domination. Il fallait s’en rapprocher. Les comportements, les évitements, ont construit des désirs inavouables empreints de contradiction. Les tresses quotidiennes ne changent pas le système de pensée, pas plus que le créole parlé revendiqué. Certes, une meilleure acceptation de soi a tendance à se généraliser chez les jeunes de 13/18 ans qui ont de plus en plus des modèles d’identification. Ils prennent le contre-pied de leurs ascendants en employant le mot « blonde ! » pour désigner une idiote. Ils se démarquent de cette histoire douloureuse en survalorisant leur être et en imprimant à la culture quelques coups de griffe. Ils créent un monde jeune : vêtements, nourriture, musique de la planète jeune. Dans une décennie, la recherche scientifique devra démontrer le maintien ou l’abandon du surdosage moïque. L’idéal serait un sentiment d’égalité. Ni moins, ni plus : exister sans se préoccuper de sa couleur de peau.
Une seconde conséquence de cet esclavage concerne la miniaturisation de l’homme et du père. Recouvert d’attributs péjoratifs : coureur de jupons, immature, irresponsable, sa place semble incertaine au sein de la famille. Que lui est-il reproché ? Il est hors la maison prenant un plaisir égoïste, laissant la femme et les enfants formés une communauté sans père. Rappelons les faits. Sur les plantations le mariage entre esclaves était interdit. De surcroît le maître mettait dans sa couche selon son bon gré une chose esclave au féminin sans se préoccuper des relations d’amour entretenu avec un autre mâle. Ce mâle aussi était chosifié puisqu’il avait pour fonction d’ensemencer les utérus serviles afin d’augmenter le cheptel de servitude. L’homme étalon existait à l’identique chez les serfs en France. Ce modèle n’est pas suffisant à démontrer à lui seul le maintien de l’attitude du mâle au cœur voyageur. Par contre les comportements observés mettent en relief une propension chez la femme, à occuper tout l’espace domestique et à pousser le conjoint à l’extérieur. Elle le diminue, s’empare de la vaillance de la mère/courage, parce qu’elle l’a inscrite au registre de la dette. L’inconscient a conservé enfoui les humiliations perpétrées envers ce corps de mère que l’homme esclave n’a pas pu protéger. Ni elle, ni les enfants. Le désespoir sans reproche verbal, l’a banni, le remettant à sa place dans un retour en arrière. Rien ne s’hérite tant que le bannissement. Alors pour sauver la face, sa virilité volant au secours de sa déconvenue, privé de la considération des siens, il s’oublie dans le lit de femmes secondes. Il dit prendre du plaisir, avoir de la satisfaction ; piètre compensation au regard de l’envie de s’implanter dans sa maison. Les conséquences de l’esclavage sur l’évolution des populations ne peuvent continuer à façonner les âmes. Les dépasser reste possible.