Publié dans Le Progrès social n°2640 du 17/11/2007
Afin de mieux comprendre la place accordée à l’aide dans la société, il nous faut remonter à un comportement traditionnel qui passait complètement inaperçu parce qu’il allait de soi.Très tôt l’enfant faisait partie du mouvement de solidarité qui lui octroyait le statut de bâton de vieillesse auprès d’un aîné apparenté ou non. Au minimum la nuit le couchait dans la maison où la personne seule se sentait rassurée par la présence de jambes solides pouvant partir à la recherche de secours. Le risque de mourir dans la solitude n’existait plus et l’angoisse survenant après le coucher du soleil, de ne plus se réveiller, s’atténuait. Parfois après la puberté, une fillette vivait avec l’aïeule encore valide : elle assurait la vue, l’ouïe, les genoux usés par l’âge. La culture modelant les attitudes, la famille élargie disparue ( trois générations vivant sous le même toit) a laissé dans l’inconscient collectif l’obligation de nourrir pour être nourri à son tour. L’enfant au centre du système d’entraide, surtout à la campagne, devenu adulte, ne saurait ignorer cette prise en charge qui tissait et maintenait des liens. L’exode vers les villes, la nouvelle configuration de l’habitat en hauteur, l’exiguïté des logements, la migration des enfants, ont causé quelques perturbations dans le déroulement harmonieux de l’installation des parents âgés chez leurs enfants. Le maintien à domicile, au regard du nombre de places proposées dans les centres de gérontologie, les maisons de retraite, les foyers/appartements, ne procède pas d’un choix. En 2030, quelque 37% de la population aura plus de 60ans. Se posera encore plus la question de l’obligation de la prise en charge des personnes âgées.
L’aidant naturel est celui qui prend soin de son conjoint ou d’un proche.
Ce rôle est dévolu aux femmes de plus de 60ans. D’abord parce qu’elles sont plus alertes et en meilleure forme que l’époux, ensuite parce que les filles sont conditionnées pour prendre soin en leur qualité de mère. On prend soin aussi des collatéraux, des voisins. La prise en charge a comme base l’amour et l’obligation. L’obligation pavoie la route du devoir. La dette envers le parent mal-aimé pour de multiples raisons, pousse à adopter une attitude conforme à ce que l’environnement espère afin d’éviter les critiques et les jugements. On fait ce qu’il faut au moment oùil faut, quitte à déléguer en payant. Mais en général on prend soin par amour. C’est un amour rendu à plusieurs titres. D’abord pour prolonger la force du lien, remettre ce qui a été reçu, quelque fois pour corriger ou réparer une relation chaotique, tumultueuse, empreinte d’incompréhension. Les enfants fugueurs ont tendance à être hyper protecteurs envers le parent vieillissant. Cette conduite viendrait réassurer d’une présence jusqu’à l‘intrusion et réparer le lien dans un apaisement double : soigner sa propre culpabilité, apporter de la sérénité dans une confiance retrouvée. Les sentiments contradictoires occupent beaucoup de place dans ces interrelations, les affects y circulent en permanence. La rencontre interpelle, bouscule, réjouit, mais jamais n’indiffère. Elle force à faire appel à des ressources méconnues : arrachement de soi, ouverture et négociation, patience et disponibilité. La prise en charge d’un parent atteint de la maladie d’Alzheimer est sûrement un défi ; rencontre avec l’autre, rencontre avec soi-même. Un réel problème se pose avec l’augmentation de l’espérance de vie : des personnes de 70 ans s’occupent d’autres de 92 voire de 95 ans. L’avancée en âge diminue les forces physiques et psychiques et le relais proposé par les petits-enfants est vécu comme une mesure disqualifiante. Le sentiment d’inutilité comparable à celui ressenti après la retraite vient tourmenter l’âme. S’occuper d’un proche demande une disponibilité de tous les instants. Quelle que soit la profession exercée et le volume des occupations, l’investissement de la prise en charge est de l’ordre du qualitatif et du quantitatif. Il ne suffit pas de contrôler la prise de médicament et l’hygiène du logement ; il faut s’occuper de l’alimentation, du linge, des démarches administratives et surtout des besoins. Parent protecteur, le statut de l’aidant lui confère une prise de décision dont découle une estime de soi qu’il attend de lire dans le regard des autres. En prenant soin de l’autre, il se soigne aussi car il se conforte dans l’idée qu’il est indispensable. Il est utile autant que bienveillant et aimant, c’est-à-dire bon. Sa toute-puissance non exprimée, ni même consciente, si elle est contestée par l’échec de la relation ou la non-reconnaissance de l’entourage, ne serait-ce que dans le désaveu d’une décision, va lui infliger une blessure narcissique. Les sentiments sont mis à l‘épreuve par l’érosion de l’investissement, par l’absence de gratification, par la démonstration de préférence d’une sœur ou d’un frère indifférent : par des détails qui touchent à l’émotion.
De plus en plus de femmes sans emploi font la demande d’une prestation financière pour s’occuper du parent. Elles bravent les réactions négatives de l’entourage, convaincu qu’elles n’ont pas à être rémunéré pour ces services rendus. Cette parente est perçue comme vénale : profitant d’une situation pour en tirer une manne financière. L’argent génère de l’agressivité et les histoires de famille dont il est le moteur se dégradent tôt ou tard. Les conséquences négatives du prendre soin existent : en voici quelques-unes unes.
- L’accusation d’accaparement du parent ou du conjoint vient souligner la difficulté à s’insérer dans un espace occupé, l’impossibilité de contrôle des besoins, le sentiment de rejet des autres.
- L’accusation de profit porte sur la mauvaise gestion, les dépenses non justifiées, la suspicion de détournement de la pension, de vols des biens mobiliers ( linge de maison, vaisselle.)
- L’accusation d’incompétence en cas de dépérissement, d’augmentation du diabète et de l’hypertension, de chute et de cassure se veut humiliation.
Ces accusations portées relèvent de l’envie suscitée par une relation privilégiée ou supposée telle qui viennent alimenter une grande frustration. Les accusateurs dans l’incapacité d’assumer la charge détruisent symboliquement le lien. L’aidant dans certains cas doit faire face à ces diffamations qui amenuisent l’énergie et le moral. Rarement il se dérobe car il a acquis la conviction que son choix était le bon et il sait mieux que tous que : « La pire des souffrances est dans la solitude qui l’accompagne. » L’envers d’une telle négativité rappelle que des familles se sentent solidaires et font des propositions dans le but d’alléger le poids de la prise en charge : réception du parent un week-end sur deux, quelques jours de vacances, suppléance de nuit. Un certain type de mesures serait souhaitable pour leur accorder du répit. Les hébergements temporaires n’ont pas encore fait leur apparition. Les centres de jour accueillant les personnes valides soulagent, mais ils sont en nombre insuffisant. La possibilité de mettre un partenaire un mois par an, ou en cas de grande fatigue dans une structure idoine éviterait l’épuisement de l’autre. Reprendre des forces et se refaire demeurent dans le domaine de l’illusion actuellement. Des aides régulières et intensives devraient ouvrir ou donner accès à des droits : des mesures fiscales et financières identiques à celles des enfants à charge ; des services spécialisés à domicile ; un hébergement temporaire ; des mesures liées à l’activité de l’aidant( aménagement des horaires de travail dans son entreprise) ; un soutien psychologique ( groupe de paroles ou d’échanges.)
Prendre soin est un défi pour l’avenir parce que la politique de soins favorise de plus en plus l’hospitalisation à domicile. L’aide aux aidants doit se penser maintenant.