Publié dans Le Progrès social n°2668 du 07/06/2008
Le mot nègre a toujours eu une résonance péjorative. Il était jeté en direction de l’autre soutenu par l’adjectif « vié» comme pour lui asséner tout le mépris du monde. Le vocable « vié » en créole qualifie la mauvaise manière de se comporter : il correspond à « faire son laid » en français mode rural. Le rappel de la condition de nègre générait une blessure narcissique : « Ne dites jamais nègre. » Il ramenait le temps de l’humiliation, de la servilité, d’un passé douloureux resté enfoui, semblable à un secret dont chacun se doute, mais retenu par les lèvres closes.
Le réveil de l’ethnicité a façonné les contours d’une identité antillaise encouragée par le slogan venu des Etats-Unis : « Black is beautiful. » La mise en valeur des traditions adaptées au nouveau mode de vie, de la culture, l’art culinaire et musical ont permis d’instaurer une estime de soi qui a contribué à interroger les origines. Les avis sont partagés s’agissant de l’évocation de l’histoire de la traite.
Certains voudraient que le silence recouvre cette période où l’humanité avait disparu derrière la chosification d’êtres vivants. En parler risque d’instiller de la haine dans le cœur des enfants. D’autres pensent que la commémoration doit mettre l’accent sur la complicité donc le partage des responsabilités. D’autres encore estiment que le métissage ethnique ne permet plus de se revendiquer descendants d’esclaves. Autant de position, autant d’évitement du concept de la négritude césairienne.
A l’époque, ce cri n’a pas obtenu les effets escomptés, parce que la conjoncture n’était pas favorable à son entendement. Le réveil des consciences par le truchement d’écrits ne pouvait atteindre une large couche de population. D’abord parce que peu de gens lit ensuite parce que le poème n’est pas une habitude de lecture généralisée même s’il se prête au manifeste du sujet engagé.
Enfin, parce que cette revendication « essentialiste » de l’être nègre n’entrait pas dans un projet soutenu par un groupe politique. Elle s’attachait à la réflexion d’un courant jaillissant d’intellectuels conscients du danger de l’aliénation. Le « Rendez-moi mes poupées noires » de Léon Gontran Damas résonne avec moins d’acuité ici et maintenant où un phénomène de mode a mis dans les bras d’enfants de toutes les couleurs des poupées négresses. La Barbie noire a fait fureur il y a quelques années sans dépasser le pourcentage des ventes de poupées de sa marque.
Quelle signification a le « être nègre » en 2008 ? A quoi correspond t-il ? Porte t–il à l’ordre du discours une revendication particulière ?
Le être nègre ne saurait avoir la même tonalité en tous lieux. Il semble prendre forme d’insurrection quand il s’agit de réclamer un droit remis en question par une vision particulière de la nouvelle gouvernance politique. Qu’on se souvienne du rassemblement à Paris des originaires des DOM à propos des congés bonifiés. En filigrane l’inconscient collectif reproduisait là une révolte d’esclaves, qui ne disait pas son nom, à travers la dénonciation d’un abus du pouvoir absolu. Revenir sur un acquis, c’était se permettre d’assujettir les êtres d’une autre manière.
Se présentait une situation identique au moment du choix de la date de la commémoration de l’abolition de l’esclavage. Le 23 mai au lieu et place du 10 mai, la polémique a surgi des fondements d’une lutte inconsciente entre dominés et dominants. Etre maître d’une décision d’un fait historique avéré semblait important, dans la mesure où elle était la preuve d’une volonté de s’approprier le passé, en inversant les rôles et les statuts. Le 10 mai a été décidé officiellement comme jour de la commémoration en France. Le sentiment d’avoir été privé du droit d’imposer un point de vue, a construit l’idée d’une résistance organisée. L’année d’après le rappel justifiant la date du 23 mai démontrait que le projet perdurait officieusement et qu’un possible établissement de marronnage semblait s’ancrer dans l’imaginaire.
Ne pas être reconnu comme détenteur d’un savoir historique donc scientifique a imprimé dans la fierté de certains un coup de fouet leur assignant une place définie. Sur le plan du réel, l’analyse ne donne à voir que la confrontation d’associations persuadées chacune du bien-fondé de leur requête. A partir de ces exemples, être nègre s’enroule autour de la démonstration de l’appartenance. Les Domiens se rassemblent et se retrouvent au travers d’ancêtres communs de plus en plus identifiés. Guadeloupéens, Guyanais, Martiniquais Réunionnais forment un groupe compact comme pour s’opposer à un oppresseur dont la menace pèse sur le travail, le logement, les vacances au pays.
L’impression d’une existence niée, de l’oblitération d’une présence, accentuent le besoin d’une édification identitaire collective. Faire front, ériger des méthodes de défense, s’est se reconnaître entre soi et soi afin de se faire reconnaître de l’autre. Cela ne veut pas dire que le monde environnant n’est constitué que d’ennemis, puisque le constat du « flair social », la fréquentation d’européens, qui permet de s’orienter quand les repères ordinaires font défaut est patent. Le monde noir n’est pas envisagé dans cette perspective du être nègre. L’Afrique et les Etats-Unis ne suscitent ni le désir d’une proposition communautaire ni d’une revendication de ronde fermée sur l’ethnie. N’empêche que l’édification mondiale d’un noir à la première place d’une quelconque activité emporte l’adhésion affective des mélanodermes de tous pays.
Ce besoin de reconnaissance que chacun porte en lui se double chez les peuples ayant subi la colonisation d’une envie de revanche. Non pas de façon brutale et individuelle, en opprimant en retour, mais en démontrant par procuration, en s’identifiant au meilleur, une grande aptitude. Quel que soit son lieu d’origine, il devient porteur d’un message d’espoir et de réussite. A ce moment précis, l’infériorisation disparaît derrière l’admiration. Sa grande valeur rejaillit sur tous. Le nègre noir se sent devenir nègre à prix Nobel. Il n’imagine pas s’insérer dans la communauté du meilleur. Son intérêt ne se focalise que sur l’être gagnant.
Dans la Caraïbe, le ressenti est plus contrasté. Il y a quelques quinze ans, les modèles publicitaires systématiquement étaient les mêmes qu’en France. Un changement s’est opéré avec l’apparition de figures métisses, emblèmes de couleur locale. Aujourd’hui, l’ensemble de la population est bien représenté et l’accroissement des ventes en dit long sur l’effet projectif de l’image. Le regard a suivi l’évolution de la parole concernant la couleur de la peau. La phase de valorisation a donné racine à l’acceptation de soi qui atteint de plus en plus les différentes couches de la population.
Des îlots de suspicion subsistent cependant face au crédit accordé à la supposée supériorité des connaissances de ceux venus de France. Se faire reconnaître demande à l’Antillais sur son propre sol, d’imposer son savoir déjà cautionné par l’Europe, là où il a du faire deux fois mieux que les autres pour acquérir une place enviable. Convaincre en permanence, faire démonstration de finesse pour ne point attiser les susceptibilités afin de se faire accepter par les siens malmènent la réflexion sur la volonté de négritude généralisée. Ce concept césairien de négritude réside dans l’impérieux besoin d’être soi, en refusant l’aliénation, mais pourrait être complété par l’acceptation et la reconnaissance du même qui est aussi soi. La difficulté se situe au niveau de la prise de conscience de ce phénomène.
La négritude n’a pas eu le formidable écho qu’elle méritait, parce que les imaginaires n’avaient pas encore hanté les nuits de rêves d’accomplissement de soi. Encore aujourd’hui, les initiatives ne sont perçues bonnes que sous forme d’injonction venant de l’Etat. Elles prennent allure de valorisation à travers la perception que les îliens ont d’eux-mêmes. La mort d’Aimé Césaire et son enterrement donnent une dimension nouvelle à l’homme et à son œuvre. Le bon père est le père mort.