La grossesse à l’adolescence s’ancre dans une stigmatisation qui est générée par les normes de la société, ses idéaux qui évoluent en fonction de données d’ordre économique, morale politique, culturelle. Par certains aspects cette évolution influe sur la représentation de l’adolescente, sur l’organisation intrapsychique familiale et sur les modalités individuelles à appréhender le devenir du nourrisson.
La représentation de la grossesse
Dans les temps reculés quand la contraception n’était pas ancrée dans les mœurs, les femmes acceptaient mal une grossesse qui allait augmenter le nombre d’enfants. Le système D des pratiques abortives (chute d’un arbre, mixture d’ananas vert et vin chaud) n’éliminait aucun fœtus non désiré au grand dam d’une mère ignorante de la régulation des naissances.
L’arrivée de la contraception a tracé une ligne de démarcation entre un comportement consenti, accepté, de la couverture contraceptive qui permet une sexualité libérée de toute crainte et une attitude contrastée de refus à moitié, orientant la démarche vers l’avortement. La grossesse a toujours été perçue comme un évènement survenant assez tôt dans la vie de femme afin d’éviter catherinette et la suspicion de stérilité entachée de malédiction/punition justifiant une vie de débauche. A cette époque les grossesses à l’adolescence non majoritaires n’étaient pas perçues de façon négative, contrairement aux grossesses tardives montrées du doigt. La femme, quarantaine avancée gagnait en honorabilité et en infécondité.
La modernité a retardé l’âge de l’accès à la maternité et les exceptions relèvent, à consulter les écrits, de dysfonctionnements socio et psycho affectifs, sexuels, et socio économiques. Il est vrai que dans les milieux favorisés, la honte autorisait la dissimulation des jeunes filles dans les hôtels maternels en région parisienne, dans le plus grand des secrets. L’avion les emmenait après aveu vers un destin rempli d’incertitude en attendant l’enfant.
Cet éloignement permettait une rencontre mère/enfant, même dans la difficulté, donnait lieu à l’édification d’un projet de vie dans une dyade excluant le père. Le suivi des jeunes mères éloignées de l’enclos familial, était quasi systématique puisque le modèle institutionnel était basé sur la construction du lien. Le substitut maternel gardait une juste distance, évitant toute dérobade par une passivité induite parfois par le sentiment d’isolement. A la sortie, l’accueil dans la famille migrante conservait le secret.
Aujourd’hui une fillette de 12 ans a accouché le pouce dans la bouche, sans cris ni rictus, face aux regards, désapprobateurs, pleins de compassion, de curiosité, suscitant un flot de commentaires. La grossesse à l’adolescence à des causes multiples. Elle s’inclut dans une norme sociale, familiale où l’âge de la grossesse est modulé.
Les causes
Elles peuvent être l’expression de difficultés d’identité psychosexuelle. La volonté farouche de sortir de l’adolescence pousse la jeune fille à acquérir une identité de femme. Ce passage d’un état à un autre ressemble à un rite initiatique après l’accession aux règles qui remplit cette fonction. La société en valorisant la mère ; œuvre à sa bonne image intériorisée, et l’acquisition de ce statut donne sens à l’existence en trouvant à travers l’enfant la force d’avancer dans la vie. Il y a là un grand besoin de reconnaissance sociale, influencée par des stéréotypes féminins.
Le lien avec les problèmes de socialisation n’est pas pour autant négligeable. La fille dont l’investissement social est faible, complètement démotivée, en situation d’échec scolaire ne parvient pas à s’accrocher de façon suffisante à un projet, elle se précipite dans la maternité comme ultime recours : solution contre le vide d’une vie.
L’histoire personnelle s’imbrigue dans l’histoire relationnelle avec le géniteur. La demande peut émaner du partenaire : « Je voulais avoir une création de moi, je n’ai jamais rien eu dans ma vie » a confié cet adolescent, excité à l’idée d’être père. Cet enfant représente une preuve d’amour réciproque, une façon de tester l’authenticité d’un attachement et la démonstration ne serait-ce que dans l’illusion, d’être un couple et plus, des parents officiels à la face du monde, affichant là une stabilité indéniable.
Certaines, engluées dans les défaillances objectales supposées ou réelles tentent par le truchement d’une grossesse précoce d’attirer l’attention des proches. Sentiment de ne pas être aimées, négligées, la situation devient un activateur de détresse. Le nourrisson est considéré comme un élément déterminant, noyau central d’affection garanti, promesse d’une vie de merveilles. Semblable à un passage à l’acte de la nature d’une fugue ou d’une tentative de suicide, la maternité laisse les parents, la mère surtout désorientée.
Les adolescents se différencient par la classe d’âge, l’origine socioéconomique, la culture et par le niveau de maturation. Il serait illusoire d’en brosser un profil/type.
Etre mère à l’adolescence, est-ce un choix ?
A l’inventaire des stéréotypes d’immaturité, d’hyper activité sexuelle, d’accusations portées de dysfonctionnements maternels précoces car la vulnérabilité de la jeune mère aurait des répercussions sur le bébé, pense t on, une réalité se dégage : l’incapacité de répondre aux besoins socioéconomiques de l’enfant.
Certes, entre 14 et 17 ans, la notion de responsabilité est floue. Comment assumer un enfant non, désiré, comment continuer la scolarité faisant fi du regard des autres, comment être une bonne mère comme sa propre mère ?
La mère empêchée
A l’adolescence, la reprise du conflit oedipien met en crise le narcissisme et organise la nécessité d’une séparation. Cependant les modalités brutales de rejet des parents réels et de désengagement vis-à-vis des parents intériorisés infantiles (imagos) déstabilisent l’identité et les identifications et accentuent les difficultés à prendre de la distance.
L’adolescence qui contraint parfois à ces remaniements antagonistes est inscrite sous le signe du paradoxe, en particulier celui qui préside aux relations entre investissement de soi et investissement de l’autre. L’adolescente doit changer en demeurant la même, se détacher de ses parents en maintenant remaniés les identifications et le lien au surmoi qui en dérivent. Les angoisses liées à ces problématiques s’intriquent et s’aggravent : angoisse d’incomplétude et de castration et angoisse de perte d’objet et d’abandon retentissent sur le narcissisme. Les effets des paradoxes peuvent avoir comme conséquence de la sidération ou de la désorganisation.
L’adolescente enceinte est aux prises avec ce tourment puisque sa grossesse constitue parfois un passage à l’acte. Dans la difficulté de séparation, le recours à l’agir offre une voie de décharge aux conflits que le moi ne peut temporairement prendre en charge. L’agir permet le contrôle de la réalité externe à défaut de maîtriser le monde interne. Le bébé à venir représente l’instance régulatrice du narcissisme, sa fonction est d’ouvrir une ouverture vers une réalisation possible dans le futur, un appui sur une relation nouvelle. Que se passe t-il après le constat de la grossesse précoce ? Après la phase de désarroi des parents, le père ne disant rien, la mère se charge de tout ou de presque tout reléguant sa fille à un rôle subalterne. Les certitudes maternelles confortées par l’expérience édictent les règles :
- Le père spermatozoïde est ignoré
- Le nourrisson est accaparé
- La jeune mère (mère par accident) est une génitrice
- La grand-mère est une mère par obligation.
En écartant le père, en l’ignorant, l’enfant est inscrit dans un seul groupe familial, celui de sa mère. Quand le père est lui-même adolescent, sa mise aux oubliettes l’assigne à une impossibilité d’être un père, impossibilité d’être déjà un géniteur dont le jeu d’enfant laisse des traces, mais surtout des traces d’une jouissance/plaisir qu’on ne lui reconnaît pas. Une femme m’a dit : « Comment un adolescent peut-il violer une fille, c’est impossible », le maintenant au stade de l’infantile.
La famille du jeune homme informée ou non ne peut rien revendiquer. Une personne mineure est sous protection parentale. De toute façon la relation ne continue qu’en cachette. Le lien est brisé ou par interdiction ou par faiblesse de l’investissement. L’interdiction est synonyme de stérilisation elle joue le rôle d’une contraception, d’un gommage de culpabilité, culpabilité due à l’absence de communication fonctionnelle, négation de l’activité sexuelle des filles.
La motivation première des mères, l’accaparement du bébé, semble être justifiée par la réalité socio économique. A l’analyse qu’en est-il des sentiments de la mère vis-à-vis de sa fille ?
La mère a quelque fois tendance à vivre difficilement l’autonomie de sa fille, elle a du mal à la voir grandir, devenir plus belle, plus désirable, plus pleine d’avenir. Voir grandir sa fille c’est se voir vieillir aussi. « C’est une constatation -somme toute assez banale dans la pratique de toute analyse de femmes -qu’une rivalité de la mère envers sa fille se révèle de façon quasi constante, bien qu’à des degrés très divers, elle éclate le plus souvent dans toute son ampleur, lors de la puberté de la fille ». La mère qui ne peut supporter que sa fille grandisse et devienne autonome, qui se sent menacée par son épanouissement ou par la comparaison, a un problème de rivalité avec elle. Pourquoi se sent-elle menacée, pourquoi la rivalité lui est-elle dangereuse ?
« C’est une rivalité de femme, à l’égard de la future femme mais pas seulement. Ainsi pour certaines mères la rivalité devient une véritable revendication à l’encontre de leurs filles qui prennent leur place et ce d’autant plus qu’elles sont mal assurées de celles-ci, ces filles sont donc à éliminer »[1] On peut supposer que la mère incertaine de sa féminité, peu sûre de sa place, voit en sa fille une rivale. Elle traduit aussi le fait que sa féminité n’est pas acquise, qu’elle peut lui être enlevée par une autre femme. L’ombre de la première mère réapparaît.
Sa propre place de femme, face à sa mère n’a pu être prise sans crainte, et l’angoisse d’en être dépossédée est toujours présente. Cette rivalité avec sa mère qu’elle n’a pas pu exprimer, elle l’a refoulée, tel un danger qui pouvait lui faire perdre l’amour maternel ; alors elle a préféré abandonner la bataille et perdre en abdiquant.
Quand elle devient mère à son tour, sa rivalité refoulée se réveille avec sa fille. Ce sont des mères qui se sentent en danger, danger ancien de perdre encore, alors cette fois elles ne se laisseront pas faire elles seront les plus fortes. Elles dénigrent leur fille pour affirmer leur pouvoir et amoindrir le sien. Ces femmes qui ressentent la rivalité comme dangereuse ne voient pas la qualité structurante de l’opposition et de la compétition. On comprend alors qu’une mère rivale, jalouse, empêchera la rivalité saine de sa fille à son égard, qui deviendra alors une jeune mère qui se sentira menacée par sa fille. La rivalité ainsi refoulée se transmet de génération en génération.
Il est souvent difficile pour la fille de prendre conscience de la jalousie de sa mère à son égard ; parfois elle l’entraperçoit mais en rejette l’idée. Elle a du mal à comprendre que sa mère qui ne lui veut que du bien puisse éprouver de tels sentiments. Il est difficile de distinguer les comportements maternels véritablement bienveillants de ceux qui ne le sont pas.
En dépit des croyances de la fille, l’affection et la bienveillance ne sont pas permanentes. Elle a tellement besoin de sa mère qu’elle préfère lui donner raison, même si c’est à son détriment. Même si elle s’entraperçoit parfois que cet amour est sous conditions, emprisonnant, elle préfère ne pas voir au-delà et se persuader de l’immense et indéfectible amour de sa mère. Comment supporter de voir les choses autrement ?
La fille reste alors accrochée à sa mère, à son besoin d’amour insatisfait, ce qui entrave et retarde le processus structurant de séparation. En allant dans le sens de ses désirs sexuels, contre l’avis de sa mère, l’adolescente espère une construction d’elle-même dans le devenir femme, mais le devenir mère est autre chose, car elle est dépossédée du bébé. Mère empêchée, dévalorisée, elle est génitrice jamais parvenue à la hauteur de sa propre mère. N’ayant pas intégrée ses conflits, elle aura du mal à revendiquer la place du père spermatozoïde et à l’imposer. Le travail de désacralisation accompli, comment gagner son statut de femme et de mère ?
La figure du père, le mari de la mère, celui qui ne dit rien, est un père faible, il est dominé par sa femme. Il ne sauve pas sa fille de l’agression maternelle, il ne la protège pas non plus de crainte de créer autour de lui une zone d’inconfort. Il la laisse seule face à cette situation : «Ce sont ces pères là qui créent des difficultés insurmontables chez l’enfant et qui ne savent pas l’aider à les résoudre »[2]
La forme asexuée de la figure paternelle, le géniteur, prend le risque d’une revendication qui le re-sexualise quand plus âgé il se présente et demande de reconnaître le bébé et de nouer une relation stable. Une mère ayant accepté de les parentaliser officiellement, s’est écriée lors de l’annonce du second bébé : « Non alors, un enfant c’est bon mais deux ! »
Une femme qui n’a pas pu vivre la compétition avec sa mère, fait tout pour l’éviter. Sa fille est perçue comme dangereuse, menaçante, capable de la replacer en situation d’infériorité ou de la nier totalement. Elle avait trois enfants et craignait de ne pas pouvoir maintenir ces avantages.
Pourquoi une fille s’oppose à sa mère ?
L’opposition qui ne peut s’exprimer peut empêcher une personnalité de se construire. L’opposition est saine car elle permet à la fille de se différencier, de se définir comme autre, de se séparer de sa mère. Si l’opposition est acceptée pat la mère, c’est un véritable espace de liberté, de découverte d’elle-même qui s’offre à elle. Elle peut s’affirmer d’abord timidement, puis avec de plus en plus d’assurance sans craindre de perdre l’amour de sa mère, sans craindre que l’autre femme la dépossède de ce qu’elle est en train de construire. Opposition ne signifie pas violence ou irrespect, mais tentative de délimiter son territoire. Il est important que le respect entre mère et fille perdure quelles que soient les tempêtes traversées.
Parfois s’opposer est compliqué car la fille ressent qu’elle est fortement désapprouvée. Son élan légitime est regardé de travers, elle risque alors de refouler tout ce qui peut l’éloigner de sa mère. Elle compose, se comporte comme on attend d’elle, mais en retrait. Parfois l’opposition s’exprime mais de façon indirecte, au pris du sacrifice de la vie.
Misouko a 16 ans. Elle partage les croyances religieuses de ses parents, ils sont Témoins de Jéhovah, croyants, pratiquants. Elle fréquente en cachette depuis un an un camarade du lycée. Sans contraception, elle a couché deux fois avec lui, son amour. Les liens avec sa mère sont normaux, mais la rigoureuse morale maintient bouche close la parole sur le sexe.
Un soir sa mère l’incite à sortir avec un garçon de 20 ans qui vient de temps en temps chez eux, fils d’une amie qui l’accompagne. N’ayant jamais connu une boîte de nuit, elle accepte. Après la danse ils vont chez le garçon manger deux œufs chauds. La garçonnière improvisée est partagée avec la grand-mère, pièce commune séparée d’un rideau. Le divan qui accueille son dos est confortable : elle s’endort. Elle est sortie du sommeil par un va et vient d’un corps dans le sien, se débat en silence évitant de réveiller la grand-mère. Deux mois après toujours pas de sang menstruel. Le test de grossesse révèle l’évidence. A quatre mois, legging, blouse longue et ample font dire à une camarade qu’elle a perdu élégance et féminité. A 5 mois, elle en fait l’aveu à sa mère qui lui dit d’aller l’apprendre elle-même à son père.
L’horreur la submerge, elle attend un enfant d’un homme qu’elle n’aime pas, avale de l’eau de javel et n’en meurt pas. La tentative d’infanticide a échoué. Il faut construire le lien. Elle vient, de façon régulière démêler les fils de son histoire et accepter l’enfant à venir. Elle accouche sans peine et le bébé/fille qui l’accompagne dans ses séances durant un an est la première fois tenue, à dix jours, face à moi, dos dans les yeux de sa mère : « Elle ressemble à son père » dit-elle. Père qui a été banni de la maison et sa mère avec, puisqu’il a trahi la confiance qu’on lui avait accordé. La grand-mère maternelle assure la fonction maternelle et son époux ne dit toujours rien. Aucune discussion n’est possible, le projet de reprise de scolarité a échoué, le regard des autres devenu insupportable.
Misouko collée au désir maternel qui la pousse dans les bras de son favori (fils de son amie de même confession religieuse) ne parvient pas à s’imposer, à marquer ses désaccords, de peur de perdre sa mère. Dans une tentative de sauve qui peut, elle se trouve dans une impasse : ni dans son désir à elle, son cœur est ailleurs, ni dans le désir total de la mère qu’elle met en échec par une grossesse, attitude inconsciente, qui annule une fréquentation codifiée, démontrant là un personnage choisi non conforme à l’attente. La trahison et l’absence de lucidité parentale l’élimine. On ne saurait se construire dans le désir de l’autre. La rébellion lui permet de se réapproprier son existence mais à quel prix.
Si la mère empêchée est au centre de mes interrogations, il n’en demeure pas moins vrai que la grossesse à l’adolescence souligne des failles parentales, des incohérences, les amenant à se confronter à leurs contradictions.
Reste que pour mieux comprendre le comportement des mères adolescentes et se départir des stéréotypes, il faudrait étudier sur le long terme l’incidence de la grossesse sur le cours de leur vie.
[1]Annick LEGUEN
[2] Bruno BETHELHEIM