Publié dans Le Progrès social n° 2557 du 08/04/2006
Chaque être humain ressent le besoin d’une confirmation de sa propre valeur, de son estime de soi, de sa capacité à séduire, d’être aimé et d’aimer. Il est à la recherche de satisfaction exprimée dans le sentiment de son identité, de son individualité, de son existence qui nécessite une délimitation de la distance avec l’autre : édification de frontière individuelle évitant la fusion, mais n’empêchant en rien la sollicitation d’une réassurance narcissique. Cet appui demandé au partenaire dans la relation amoureuse joue un rôle important. L’intensité de son investissement, la survalorisation du vis-à-vis, l’idéalisation du lien peuvent faire craindre un anéantissement psychique et une tombée des frontières. La peur de la dépendance génère un mouvement de fuite, volonté de rupture ou enfermement dans une relative solitude. Ce double mouvement d’une rencontre dispensant des bénéfices narcissiques et une relation estimée envahissante et dépersonnalisante doit pour la durée du couple arriver à un compromis.
Former un couple correspond à un besoin défensif qui se traduit à rechercher une protection pour ce qui est estimé être une faiblesse ou un état de fragilité en soi. Le partenaire quand il n’est pas associé à l’organisation défensive de la personnalité et qu’il n’apporte aucune satisfaction n’arrive pas à maintenir le lien qui se dissout. La durée du couple est fonction essentiellement de la sécurité intérieure apportée réciproquement par l’un et par l’autre. Les conflits éclatent quand la densité du lien amoureux est ressentie comme dangereuse. Apparaissent des comportements inconscients tels :
- Des activités extérieures personnelles sociales ou culturelles pour mieux préserver une autonomie menacée,
- Des mouvements d’humeur et d’agressivité contre l’envahissement supposé trop grand. Plus le partenaire se montre tendre, plus l’envie de fuir augmente,
- Une aventure extra conjugale pour se dépendre de la fusion,
- Une demande de divorce sans suite, sans volonté de réalisation.
La difficulté de la distanciation amène l’un et l’autre à s’abîmer dans des incompréhensions qui par déplacement mettent au premier plan des failles devenant des problèmes importants.
Rares sont les couples qui écrivent un budget prédictif. Sans avoir discuté des salaires et de leur montant, la décision de payer le loyer vient de l’homme, à charge la plus grosse dépense et l’obligation de mettre sa famille en sécurité ( la maison étant l’élément sécuritaite par excellence), la nourriture incombe à la femme. Le reste est à l’avenant selon humeur ou montant de la dépense. La survenue de la crise met en relief un système non structuré qui fonctionnait grâce aux compromissions et à la force de la fascination réciproque. Le compte commun n’est pas encore rentré dans les mœurs. Les femmes, en général, ne connaissent pas le montant de la paye des maris, ne savent pas comment ils dépensent leur argent. Les frais relatifs à la scolarité, aux maladies, aux loisirs des enfants sont à la charge des mères. Chacun garde secret la gestion de son compte. Quand la note téléphonique crève le plafond autorisé, les conflits dispensent de son règlement ; le téléphone portable continue à maintenir la communication avec l’extérieur. Les histoires d’impayés se jettent à la figure même en public. Lorsque les deux partenaires travaillent, la pénibilité de la situation est moindre. La femme au foyer, celle qui par habileté avait obtenu une certaine somme pour le ménage, doit quémander euro après euro pour joindre les deux bouts. Des hommes conscients de la dépendance décident de tout contrôler, se chargeant des courses, diminuant la portion congrue à défaut du statut de mère jugé important. Les prêts s’assortissent de griefs quand le loyer ne peut être honoré par l’époux chef d’entreprise en difficulté. Certaines fois une reconnaissance de dettes est exigée. Par ricochet, l’accès au corps est refusé : réaction féminine généralisée, les choses s’envenimant, elles refusent l’acte sexuel. La blessure narcissique génère des réactions en chaîne. L’intervention du juge est requise pour obtenir une pension mensuelle prélevée directement sur le compte de l’époux, vivant sous le même toit, à l’intérieur d’une vie à deux, continuant à engendrer des enfants ensemble. La disqualification du rôle et du statut ébranle la structure du couple, mais le partenaire reste élu même s’il ne donne pas satisfaction sur ce plan là. C’est dire le poids du compromis que doivent mettre sans cesse en œuvre la femme et l’homme. Ceux qui des années durant ont utilisé ce stratagème et sauvegardé un certain équilibre, au crépuscule de leur vie, quand la retraite oblige d’abord l’épouse à habiter plus longtemps la maison, se découvrent des défauts de paresse, d’égoïsme, de fuite en avant, de radinerie non perçus auparavant. L’argent diminuant, la crainte de manquer, la lassitude d’avoir réparé les fautes de gestion, l’observation des plaisirs pris à l’extérieur, les comportements de plus en plus dérangeant à cause de l’étrécissement de la vie sociale, autorisent l’acrimonie à s’exprimer. Un phénomène actuel : la faillite des ménages de personnes de plus de 65 ans après des conflits durables, a tendance à se développer contre tous les espoirs d’un vieillir à deux harmonieux. Les grands-parents qui divorcent sont une catastrophe pour les petits-enfants dont les aînés demeurent des modèles de stabilité et de sérénité.
Viennent après les problèmes d’argent, les griefs concernant l’incommunicabilité. La généralisation du téléphone portable n’a en rien modifié les habitudes de l’homme qui omet d’avertir de son retard, qui ne dit pas non plus sa destination quand il franchit le seuil. Les appels pluriels nuit et jour concernent les amoureux en phase de découverte, rarement les jeunes mariés comme dans les films ou dans les feuilletons à la télé. Culturellement acceptables, ils occupent la deuxième place dans l’ordre des conflits comme pour signaler une négligence affective. L’accent mis sur la mauvaise volonté à ne rien partager de ses déplacements, souligne l’inquiétude d’un impossible contrôle, sentiment de l’impuissance à garder celui ou celle qui s’éloigne, s’échappe, vit sa subjectivité en dehors d’un lien souvent très fort. Les sorties nocturnes, les nuits d’absence ne donnent lieu à aucun justificatif : les premières lueurs du jour ramènent l’époux dans la salle de bain puis dans la chambre où il s’habille de pied en cap avant de partir au travail. La question restée sans réponse les deux premières fois sur la cause de sa non rentrée quand elle est posée, ne le sera jamais plus ; mais la cristallisation de la colère et de la déception placera au milieu du repas des phrases allusives, agacées, lors de la réception de famille et d’amis, lourdes de menaces et de nuages refroidissant les moments de détente. Les confidences à la mère ou à la belle-mère renvoient à une philosophie de patience et d’indifférence : « Ton père était comme ça, ton grand-père aussi ; ce n’est pas la mort. » La mise en place d’un moyen de défense, le babyé, flot de paroles qui attrape l’arrivant dès la clé dans la serrure, se déverse sur lui, le suivant dans chaque pièce jusqu’au moment du départ, réduit momentanément la fréquence du sommeil dans d’autres lits. Quelques maris très respectueux des convenances rentrent avant minuit comme cendrillon et s’attablent devant leur couvert dressé. Ils grignotent en solitaire le cœur en peine, persuadés que personne ne les aime. Se sentir étranger dans sa propre maison, assiette en attente semblable à celle d’un pensionnaire relève d’un grand mépris. Encore un peu plus, on leur ferait leur lit dans le salon.