Grossesse et alcool

Les représentations désignent une forme de pensée sociale. Elles sont des modalités de pensée pratique orientée vers la communication, la compréhension et la maîtrise de l’environnement social matériel et idéal. Elles sont en interaction avec le monde et les autres. Elles ont quatre fonctions principales :

  • Une fonction de savoir qui permet par leur contenu à la fois de comprendre et d’expliquer la réalité. Ces savoirs naïfs vont autoriser la communication et les échanges sociaux.
  • Une fonction identitaire qui sert à définir l’identité sociale de chaque individu et aussi préserve la spécificité des groupes sociaux. Cette fonction va intervenir dans les processus de socialisation ou de comparaison sociale.
  • Une fonction d’orientation qui autorise le sujet à anticiper, à organiser ses attentes mais également à se fixer ce qu’il est possible de faire dans un contexte social particulier.
  • Une fonction justificatricequi peut servir à justifier à postériori les choix et les attentes. Elles jouent là un rôle essentiel dans le maintien et le renforcement des positions sociales.

REPRESENTATION DE LA FEMME ENCEINTE

L’aire culturelle n’est jamais figée. L’évolution des femmes et des hommes autorise l’acceptation d’éléments périphériques dans les représentations. Mais l’imaginaire collectif conserve ce qui paraît fondamental d’une génération à l’autre. Aujourd’hui comme hier, la représentation de la femme enceinte est quasi intacte. Cet état lui confère une certaine aura de respect, la violence exercée en sa direction est condamnable par l’environnement car elle se trouve dans une période de fragilité. Sa vie est entre les mains de Dieu. Le possible survenu de problèmes de santé (montée d’albumine, crise d’éclampsie, apparition de diabète, hypertension), rien n’étant jamais acquis malgré les connaissances médicales et le suivi, la place au centre d’un dispositif de prévention culturelle pour son mieux-être et celui de l’enfant à naître. La prévention populaire s’ordonne autour de trois intérêts majeurs :

Les interdits alimentaires

  • Diminution de tout produit excitant (piment, poivre, alcool)
  • Diminution du sel
  • Alimentation légère le soir et pas trop tard avec cette consommation d’aliment facilitant le transit intestinal rafraîchissant l’intérieur, en guise d’un bon accouchement (gombos, jus de raquette.)

Les interdits sexuels

  • Pas de grandes fantaisies afin d’éviter les tours de reins
  • Pas de relations sexuelles passées les six mois de grossesse, même si l’idée moderne des relations permises favoriseraient le chemin de passage pour le bébé. Nous retrouvons la notion de pureté conservatrice de ce moment de sacralité.

 En Afrique, dans certaines régions, les relations sexuelles sont interdites aux femmes enceintes, la croyance en un œil au bout du pénis qui regarderait le fœtus en est la cause : il ne faut pas le voir avant sa sortie.

Les interdits émotionnels

  • S’éviter toute peine (ne pas aller aux enterrements, ne pas rendre visite aux morts)
  • S’éviter la vue de l’effrayant (sursauter face au crapaud c’est faire courir le risque au fœtus, par analogie, de lui ressembler)
  • Ne pas se mettre en colère

Ainsi l’entourage devient attentif aux désirs de la femme, sinon gare aux envies imprimées sur la peau du futur nourrisson.

Représentation de la femme alcoolique

L’alcool oscille sur deux versants : le permis et l’interdit.

Permis quand il relève de la croyance en ses vertus thérapeutiques (prévention des maladies, désinfection, douleurs rhumatismales, grog, migraine, alcool des morts.)

Permis en cas de perte, décès, chômage, deuil, abandon, rupture, le malaise social s’imbrique, dans le malaise psychologique avec des excès tolérés selon l’âge, le milieu social et le niveau socio-culturel.

Compréhensible à cause de l’attaque des malfaisants et l’envoi des sortilèges, le seul registre commun des femmes et des hommes : le mal subi.

L’alcool au masculin a une connotation moins rejetant que l’alcool au féminin, puisqu’il est empreint de signes de virilité. Un pauvre hère ivre tombant dans le fossé génère sourires et moqueries, alors qu’une femme dans une situation identique sera recouverte de mots méprisants.

Culturellement l’alcoolisme n’est pas perçu comme une maladie et le problème de la dépendance est rarement envisagé. Lui est accolé l’idée de socialité, d’accueil, de fête, de convivialité et de plaisir. Cependant ce tête-à-tête avec l’alcool campe une différence fondamentale entre les femmes et les hommes. Que dira-t-on d’une femme attablée à la terrasse d’un café, seule et buvant une bière ou un long drink ? Que c’est une antillaise d’origine, ayant vécue à l’étranger et récemment arrivée ou de passage dans l’île. Si de surcroît, elle est enceinte ? Yé krik, yé krak, tim tim bois sek wépondeu wépondé !!!

L’alcool au féminin n’a qu’une visibilité relative. Il s’accroche autour de la clochardisation donc de la déchéance sociale. Ce n’est pas parce qu’il est invisible qu’il n’existe pas. L’interdit l’oblige à la dissimulation, au silence, au déni jusqu’à ce que les stigmates du visage et les lèvres enluminées dévoilent l’ampleur d’un drame intime, vécu dans l’isolement. La femme boit dans les conditions qui ne sont pas analogues à celle de l’homme plus accoutumée à affronter l’adversité sociale, le chômage et les échecs professionnels. Ces mêmes désastres n’ont pas les mêmes répercussions sur sa psyché. L’alcool recouvre plus sa souffrance intime, ses déboires affectifs, sa dépression, son sentiment d’inutilité et d’incapacité, le forçage précoce de son corps et son mal-être existentiel. Elle boit pour surmonter sa peur, vaincre son anxiété, s’engourdir l’esprit pour ne plus penser, effacer sa honte et sa rancœur contre une existence qui ne correspond en rien à son idéal. Elle boit, bouche scellée devant l’évidence de ses freins intérieurs, rongée de culpabilité de ne savoir le dire, parfois avec la complicité d’enfants affairés à débusquer la cachette des bouteilles sans pouvoir en parler, arrimés au bateau de la détresse maternelle. Tout se passe dans la fuite des regards. Le partenaire est dédaigneux ou pourvoyeur de produit quand il consomme autant, ou indifférent, ou lâche, n’abordant pas les sujets qui fâchent. L’entourage chuchote, surveille l’apparition de l’ivresse et écarte en douceur de la table familiale ou amicale les possibles vérités/scandales, prêtes à jaillir de l’esprit du vin. Les commérages vont bon train. Personne ne prend l’initiative de proposer une aide : ce serait reconnaître une alcoolisation importante. Puis de quel droit s’immiscerait-on dans la vie d’autrui ? Elle n’en parle pas, c’est son choix. Elle n’arrive plus à travailler, c’est son choix, elle augmente sa consommation : c’est son choix.Auparavant, le contrôle social disait au parent le comportement dysfonctionnel des enfants en son absence ou rétablissait la limite quand il y avait débordement : tiens-toi bien, la voisine passe, tu la connais déjà ! Disparu le contrôle social avec : « Occupez-vous de vos affaires voisine »ou plus poliment, un regard interrogateur, nez froncé dans un langage non verbal, signe la désapprobation de la démarche. Le c’est son choix coupe court à l’approche difficile d’un problème qui pourrait demander un investissement, une écoute, un accompagnement. L’égoïsme moderne n’est pas prêt à offrir une épaule. C’est son choix,justifie l’évitement parce que rarement, bravant les obstacles de l’indifférence, une âme charitable arrive à aborder le sujet, le déni ou la bravade de cette femme, la poursuit jusqu’au doute de l’observation. L’aveu et le dévoilement du mal-être déroute, au constat d’une attitude inchangée de promesse de modération ou d’arrêt de la consommation.

Comment boit la femme ?

L’alcoolisme mondain dissimule les pratiques de consommation : c’est unstimulant. Le phénomène est minimisé. La gagneuse femme d’affaires, mince, se pense comme un homme. Elle consomme dans les groupes, en voyage d’affaires, n’allant pas jusqu’à tomber et déchirer son pantalon sur le chemin du retour à l’hôtel comme son homologue masculin. Mais l’ivresse et les gloussements de gorge sont des incitateurs à propositions de partage de lit. Elle abuse du produit sous trois formes :

  • De façon continue
  • Uniquement le week-end
  • Modérément la semaine et en excès le week-end, restant inerte au fond du lit, s’engourdissant au maximum.

Le long drink façon planteur, les punchs, les vins sucrés, font partie de la panoplie à laquelle s’ajoute depuis peu le whisky et la vodka

Représentation sociale de la femme alcoolique enceinte

Avalée en cachette, la consommation d’alcool rentre dans la clandestinité, augmentant la culpabilité. Souvent des tranquillisants complètent l’ingestion de la prise de la nuit pour un sommeil lourd de ronflements, obligeant au matin une pilule pour le réveil, question de commencer la journée. Quels sont les jugements portés par l’environnement ? D’abord avec complaisance : les effets de la sorcellerie, ceux de la malédiction divine, (un ascendant n’ayant pu expier ses fautes sur terre elle a le mal en héritage), ou le choc en retour (retour de l’acte sorcellaire à l’envoyeur en supposant qu’elle a été la demanderesse de cet acte ayant induit de la désespérance chez autrui) ou un comportement dévoyé (vol de l’époux d’une autre femme), le giyon, une malédiction aggravée, lui en fait payer le tribut. Ces justifications la dédouanent d’une volonté d’excès de plaisir ou de faiblesse. On est loin de l’idée d’autodestruction dans cette recherche des causes.

L’alcoolisme féminin est opposé à l’alcoolisme masculin.

Chez elle il y aurait :

  • Perte de la féminité
  • Isolement
  • Résignation
  • Indignation morale
  • Ni bonne mère, ni bonne épouse, ni bonne maîtresse de maison, elle s’écarte des rôles et des statuts dévolus aux femmes.

Chez lui, il y aurait :

  • Virilité
  • Violence
  • Intégration dans les groupes d’hommes
  • Acceptation publique

La femme se situe encore en première instance en tant qu’épouse et en tant que mère, même s’il convient de nuancer considérablement ce propos du fait que de plus en plus de femmes ont une situation professionnelle qui occupe la première place dans leur façon de se définir à autrui. Ses priorités seront plus souvent que pour l’homme axées sur le foyer, sur l’harmonie de la vie familiale, sur les enfants. Son identité est fortement liée à son statut marital. La société est encore sous l’emprise des représentations qui conditionnent l’expression de ses comportements. Elle s’épuise alors à faire bonne figure pour que son image soit conforme à ce qu’on attend d’elle. Elle ressent une certaine réticence à demander de l’aide ou à en recevoir, même si elle reconnaît après coup qu’elle en a besoin.

Enceinte, personne ne se doute qu’elle continue à boire car cela devient incompréhensible. Pendant que l’alcool l’abîme, de manière résiduelle, le fœtus en pâtit (l’enfant naît avec un syndrome d’alcoolisme fœtal.) Quelles en sont les conséquences peu de personne le sait. Quand l’impression devient certitude, les valeurs morales sous formes de jugements, la statufie dans un rejet total. Il serait illusoire de croire malgré la honte de soi, qu’une femme enceinte arrête d’être alcoolique.

Les deux sexes s’inscrivent dans deux types d’alcoolisme :

  • L’alcoolisme primaire, d’entraînement, d’habitudes, d’imitation, plus chez l’homme que chez la femme. L’âge de la consommation débute à la fin de la puberté et s’installe vers quarante ans. Au début la consommation est occasionnelle, puis elle devient régulière. Continue et quotidienne, l’ivresse est rarement atteinte. Enfin s’installe la dépendance sans sentiment de culpabilité. Les sujets prennent conscience de leur alcoolisme lors de problèmes organiques, de sevrage involontaire ou de problèmes sociaux. On retrouve dans les antécédents un ou des parents alcooliques. Elle s’arrête parfois avec le grand âge ou lors de complications organiques.
  • L’alcoolisme secondaire revêt une forme psychique névrotique de décompensation. Les femmes sont plus concernées que les hommes. Elles utilisent l’alcool pour son effet apaisant, car sujettes à de difficultés relationnelles et existentielles. Elles éprouvent du dégoût pour le produit et leur consommation est irrégulière et paroxystique. La dépendance physique, la dépendance psychologique, n’excluent pas la culpabilité. Ces femmes consultent à l’occasion de troubles du comportement, de tentatives de suicide, d’échecs affectifs et professionnels.

Les symptômes se traduisent par des pulsions morbides avec un irrépressible besoin de boire à fortes doses, crises périodiques précédées de phases de tristesse. Les plus jeunes sont conscientes et parfois habitées par la honte de leur comportement une fois la crise passée. Il n’y a aucun choix d’alcool, seule compte l’ivresse. Il peut s’agir d’une consommation réactionnelle faisant suite à un évènement traumatisant. L’ingestion d’alcool provoque l’apaisement de la souffrance psychique. La consommation est associée à une organisation de la personnalité se situant du côté des névroses, des perversions ou des psychoses, mais pas toujours.

Comment pour la femme enceinte le dire et à qui ? Quand la dénégation est l’indication diagnostique propre à l’alcoolisme. Quand elle arrive à l’exprimer, quels sont les enjeux de la prise en charge en groupe dans un petit pays ou la parole sur l’autre circule si vite ?

De plus en plus la Soulagerie autorise à dire l’indicible, combien même l’orientation vers un autre thérapeute pour une prise en charge ne sera pas forcément suivie d’effets. Mais libérer la parole ne serait-ce qu’une unique fois est déjà une confrontation à la réalité

Fait à Saint-Claude le 05 juillet 2019

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