Le petit chef

Publié dans Le Progrès social, n° 2544 du 07/01/2005

Le monde du travail est régi par des lois écrites et des règles non dites connues du pouvoir pyramidal. La hiérarchisation du personnel favorise la transmission des décisions et veille à leurs réalisations ; elle sert de manière plus subtile à protéger le décideur suprême des manifestations d’opposition et des débats contradictoires. Souvent une proposition verbale après avoir franchi l’étape descendante de trois transmetteurs, arrive comme un ordre applicable immédiatement. Se dévoilent là des postures humaines relatives aux différentes formes de personnalité. Le dernier maillon de la chaîne, celui avec qui le contact est permanent est souvent issu du groupe professionnel le plus représentatif de l’institution ou de l’entreprise. Par ancienneté ou formation il devient de par sa proximité l’élément de jonction entre la base et le cadre supérieur nommé sur le même principe que lui : même parcours, ancienneté de plus grande durée. Selon leurs aspirations, leurs ambitions, ces cadres choisissent de défendre la profession et d’aider selon leur moyen à instaurer un climat de confiance en valorisant le travail de chacun, à maintenir une atmosphère plaisante et conviviale en jouant la carte de la transparence et de l’information claire. Il n’est pas rare qu’ils initient des projets permettant de remodeler d’anciens systèmes obsolètes, non adaptés aux actions nouvelles. Dans ce cas la concertation est optimum, les échanges riches et permanents. D’aucuns est prié de donner son opinion, de s’exprimer sur le sujet sans risque d’être taxé d’anarchiste, de libertaire ou de démolisseur d’avenir. Point n’est besoin de pensée unique. Cette description idéale ne correspond absolument pas au personnage du « petit chef. » Physiquement raide, le corps tendu fend l’air comme voulant l’écarter de son passage avec une allure gauche et malaisée. Les yeux fureteurs assurent une permanence d’inquisition, se saisissant de tout, du moindre geste, de l’ébauche d’un sourire. Oh! Ce sourire dessiné sur une bouche fermée, redouté, redoutable. On se moque ? La mémoire le restituera le moment venu de la notation.

Rasé de près, coupe de cheveux ordinaire, il se reconnaît. Dans l’habit aucune fantaisie : classique passe muraille, neutralité oblige. Les chaussures se remarquent, elles brillent de cirage frotté avec polish chaque jour de la semaine,  mocassins tressés ou souliers tous terrains, semelles épaisses ou fines, caoutchouc ou cuir, aux bouts ronds facilitant la marche, elles se doivent d’être confortables afin de permettre les nombreux déplacements. Jamais sans chaussettes assorties aux pantalons, elles glissent sur le sol des couloirs, des cours, des bâtiments sans bruit sauf quand il s’agit de hauts talons de femmes, devançant l’apparition. Les deux sexes se partagent le monopole de l’appellation : une différence pourtant, ils assoient leur pouvoir avec les armes qu’ils possèdent. En général, indéfectible zélateur, le « petit chef » obéit au doigt et à l’œil à l’instance supérieure combien même il occupe réglementairement son poste, sans favoritisme ni désignation préférentielle. Mais pour lui il est important d’être bien vu, d’être apprécié en haut lieu. Il se vante de l’intimité entretenue avec le patron : « Il m’appelle sur mon téléphone portable », suggérant des liens hors profession facilitateurs de rapports verbaux quotidiens. Il est l’oreille et les yeux de celui qui sait tout le temps quelle atmosphère baigne l’entreprise et ce qui s’y prépare. Proche des syndicats qu’il craint, il mange à tous les râteliers espérant ne pas être attaqué. La flatterie est une de ses qualités premières face au plus fort ou au plus rusé. La catégorie la plus vile accepte le grade tant espéré par promotion bien qu’elle ait des responsabilités dans un syndicat comme si crier fort méritait une récompense pour se taire : elle bénit le maître et le zô, ne sait pas qu’elle se disqualifie à tout jamais. L’engagement de la défense des autres ne souffre aucune compromission, il procède d’un choix d’un sujet libre de corruption et d’intérêt personnel.

« Qui détient le savoir, détient le pouvoir » : l’application de cette phrase se vérifie par la rétention des informations malgré les tableaux d’affichage, ou la mise en circulation au dernier moment de notes de service importantes ou la diffusion verbale  tronquée ou mensongère d’évènements intéressant le personnel. L’objectif est de restreindre l’organisation de la pensée collective, sa mobilisation, car prise au dépourvue ses moyens de défense sont amoindris. La forte tête dans l’équipe ou sur le poste de travail ou dans le bureau subira un harcèlement moral destabilisant au point qu’elle s’éliminera de l’institution en absences prolongées ou en congé de maladie. Le procédé le plus doux( personne ne force personne) s’appuie sur les rouages de la séduction. La rivalité entre collègues désireuses de la place de première maîtresse, donne lieu à des conflits individuels qui occupent l’espace professionnel et amorce une hostilité envers toute nouvelle arrivante, le travail passant au second plan. La méthode est rodée autant que celle qui consiste à faire croire au craintif que ce qui est donné est un privilège alors que c’est un droit.   « Surtout ne le dire à personne, c’est pour vous seul que je le fais. » La dose de malhonnêteté n’a d’égale que le comportement du subalterne pétri de gratitude dont le côté servile quelquefois favorise l’assujettissement. Sous la coupe du « petit chef » il le sert aveuglément au point de trahir les siens dans le seul but de plaire et d’obtenir des avantages relatifs à la notation. Collier de servitude difficile à ôter combien même la prise de conscience interviendrait après forces humiliations et désaveux publics. Le chef donne assise à son autorité démontrant par l’exemple que personne ne peut lui résister. L’obéissance totale ou la répression, voila l’alternative. Le stratagème qui ne porte pas toujours ses fruits est celui de la discrimination en catimini d’un membre de l’institution. La rumeur étale ses ramifications jusqu’au  « tout public », franchissant les frontières de l’entreprise. Vie privée, vie professionnelle, les éclaboussures nourrissent les langues et les fantasmes. Celui qui gêne, qui dérange est toujours détenteur de connaissances enviées, capable de contester le pouvoir en place, s’exprimant clairement sur les sujets qui fâchent sans qu’on lui ait demandé son avis. L’empêcheur de tourner en rond doit être déshonoré ; souvent est oubliée sa capacité de résistance contrariant les projets d’éradication du lieu professionnel.

La contestation d’une décision semble être une offense personnelle à ce type de personnalité parce que une identification à l’entreprise ne laisse avancer nulle idée n’abondant dans son sens. Il fait corps avec elle, elle le hante. Plus que son directeur qui somme toute n’est là que pour la gestion, il estime en être la base, il la porte, elle est sienne dans le sens d’une possession réciproque.

Le phénomène ne s’explique qu’en fonction de la problématique du manque toujours refoulé de ce temps d’enfance où les cassures internes n’ont jamais été réparées. La souffrance s’ancre dans la condition sociale mal acceptée avec ses limites financières empêchant l’éclosion de rêves grandioses. Le sentiment d’infériorité a emmuré dans une impression de ratage une croyance de revanche à prendre sur la vie, l’autre: le pouvoir en compensation d’une destinée non choisie, ignorant que la volonté et l’endurance arrivent à modifier une trajectoire sociale. Le rôle tenu auprès de l’instance dirigeante démontre que le père fait l’objet de sollicitations incessantes comme pour l’obliger à une reconnaissance. Une femme à sa place serait devenue une persécutrice interne. Encore la question du pouvoir. L’attitude du « petit chef »est cautionnée parce qu’elle est nécessaire à une hiérarchisation des rapports.

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