Le gadè-zafè

Publié dans Le Progrès social n° 2546 du 21/01/2006

Le praticien de la magie dénommé gadé-zafè ( celui qui regarde les affaires), gadô, menti-mentè, quimboiseur ( plus en Martinique), tradipraticien (ethnopsychiatrie), est le double positif du sorcier dont les manipulations maléfiques à la demande d’un client détruisent l’être, le précipitent dans la souffrance et le malheur.

L’appellation au masculin ne signifie absolument pas que les hommes soient plus aptes à exercer cette profession où les femmes s’imposent par le nombre, mais elles laissent à leurs condisciples les tâches nécessitant une force physique et psychique supérieures comme par exemple le raccompagnement d’un ou plusieurs zombis expulsés de la maison d’une victime, à minuit, au cimetière à coup de fouet.

La plupart des gadé-zafé se désigne à l’attention de l’entourage par les caractéristiques d’un don. Dès l’enfance, ils sont atteints de maladies non invalidantes mais continuelles que nul médicament ne soulage : l’oppression fait suite à la fièvre auquel succède l’abattement puis la langueur enfin les douleurs multiples. La connaissance empirique d’une aînée préconise le vœu à la Vierge, sept ans durant lesquels l’enfant sera vêtu de bleu et de blanc.

Aujourd’hui, il est quasi impossible avec l’uniforme scolaire de suivre à la lettre ce rite de protection toute la journée. Une fois le seuil franchi, les deux couleurs assurent leur fonction sécuritaire. Le temps d’adolescence accroît le phénomène en cas de non-respect du vœu. L’église, le cimetière, provoquent des malaises allant de sensations de nausée à la frontière de l’évanouissement : la présence des morts en ces lieux sacré et profane dérange la force surnaturelle blottie dans l’âme du corps vivant, attendant son expression externe ou sa disparition.

Simultanément, la «  langue de cabri », prédiction spontanée selon l’art divinatoire, assène de cruelles vérités souvent dans le milieu familial, mettant à mal les relations ou faisant naître de la suspicion. Pas de châtiment pour la perfide bouche incapable de contenir des «  flashes » poussés par une force obscure venue on ne sait d’où. Point n’est besoin de gligli au cri aigu passant sur la maison annonciateur d’une grossesse. La petite bouche dira en suçant un « floup », un dimanche après-midi en présence de tous : « Depuis deux mois la personne qui n’a pas vu ses règles attend un enfant de cousin Jo. » Puis l’innocente langue restera à sa place oublieuse du mal commis.

Si les agissements du don sont intolérables, vision des morts en rodage ou hantant les maisons, coups reçus dans la nuit, perception des voix des invisibles, incapacité à garder un amoureux, agressivité de l’entourage, une prise en charge de renoncement est effectuée. En cas contraire, quand à l’âge adulte le don tourmente impatient de s’exprimer, l’accaparement accompli par un initié autorise la personne à utiliser les outils de sa profession. Ils sont visualisés en rêve : main tendant un chapelet, une boule de cristal ou un livre de prières.

Reste à faire un choix accessible aux attentes de la clientèle à venir. Quelques personnes migrantes affinent un apprentissage dans un institut de la magie en région parisienne où leur sont enseignés la cartomancie ( les 52 cartes, les tarots, le tarot de madame Indira), la chiromancie, la boule de cristal, le marc de café, l’écriture automatique et les cauris.

Une autre forme de don ( don autarcique) s’élargit à un enfant de la descendance d’un gadé-zafè. Son intérêt pour la chose magique l’amène naturellement à découvrir tous les arcanes de cette pratique, guidé par le parent. Il fait l’économie de la maladie et n’est jamais sujet à l’effroi du né coiffé, visualisant les invisibles ignorés des autres. Afin de palier cet inconvénient, il de coutume de griller la coiffe résiduelle (pellicule de placenta, dit-on, collée au crâne) de la pulvériser et d’en épaissir le lait du nourrisson : nourriture ingurgitée sans grimace de dégoût.

Le don survient rarement à l’âge adulte, envoyé par une âme bienveillante, marraine, grand-mère décédées. Plus difficile à décoder il exige des jeûnes, des pèlerinages, des prières au levant et au couchant. Les désagréments causés sont de l’ordre du surgissement en public d’un état proche de la crise d’épilepsie, bave en moins, que l’accompagnateur identifie. Quelques fractions de seconde, tout rentre dans l’ordre. Le corps a juste réagi à la violence de l’entrée de la force surnaturelle. Le détenteur de ce don est dépendant, ne pouvant se déplacer seul, au risque de tomber. Dans les temps reculés d’antan, l’épileptique était considéré comme un devin. La science a permis de modifier cette croyance.

Une figure marquante de la divination est la dormeuse, une survivance de l’Afrique de l’Ouest. Assise un chapelet entre les doigts, elle « travaille » avec les Saints, entités errantes entre ciel et terre dont l’attribution au client demeure un mystère. Ils s’installent dans le corps devenu réceptacle de la dormeuse qui après avoir marmotté une prière, ferme les yeux ; elle s’endort malgré les soubresauts subis. La voix qui sort de sa bouche, celle d’une femme ou d’un homme décrypte le mal-être, les attaques sorcières, nomme l’adversaire en créole ou en français, famille, amis voisins, jaloux, envieux, méchants et malfaisants, et propose un « travail », la prescription magique. Lorsqu’il s’agit d’une maîtresse, son attitude et sa voix ironique sont reproduites dans le corps réceptacle.

Le saint opère une captation quelle que soit la distance de la malfaisante occupée parfois à travailler, capable encore de narguer la consultante. Les plus coûteux s’envolent dans les airs (on entend le ronflement d’un moteur d’avion) visiter un appartement en France en toute saison. Il suffit de les guider : Paris 15ème, rue de Vaugirard, au 88, 3ème étage, porte de gauche. Ils pénètrent le lieu afin de détecter les maléfices( cachés sous l’évier), les esprits envoyés depuis la Guadeloupe qui demeure le foyer des forces du mal ; les effluves des mauvais amis à écarter.

Au retour, ils sont épuisés. La dormeuse se réveille amnésique. Elle ne sait rien de ce qui s’est passé. Son aide est requise pour expliciter le rituel ( bain de lune, psaumes au numéro mal entendu), le lieu des parfumages en absence de jardin ( le four de la cuisinière.) Les pharmacies ne vendant plus de «  corne de cerf », la boutique magique a pris le relais, l’espace est grand, agréable, mais livré aux regards. Alors la pacotilleuse située dans un coin discret sera conseillée.

La majorité des gadé-zafé officie à la campagne loin des villes, sans plaque sur la porte comme les marabouts africains et les voyants français. Les maisons peintes en bleu sont en voie de disparition par mesure de discrétion.

Dès 4 heures, les longues files de voiture s’alignent devant leur porte, les conducteurs se camouflant du mieux qu’ils peuvent. La salle d’attente n’accueille que les personnes de milieu défavorisé avec parfois des enfants. La salle de l’officiant est simple : un petit autel où se côtoient une Vierge, saint Michel terrassant le dragon, saint Antoine, une lampe éternelle, le tout surmonté d’un crucifix. Exceptionnellement pour un saint parlant hébreu, une secrétaire traductrice prend des notes se fondant dans un sombre recoin.

Les prix varient en fonction de la renommée et de la difficulté causée par le mal. Les envoûtements, la hantise d’une maison par une délégation d’esprits, la maladie, les conflits professionnels sont tarifés en conséquence. La seule consultation peut varier de1 à 5 dans la fourchette des prix sans barème annoncé, allant de 30 à 150 Euros. Le « travail » dépasse souvent la barre des 5.000 euros. Il n’y a pas de morte saison. Le commerce magique est florissant.

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